«Etre adopté c'est être adapté, être amputé puis recousu.» Retour sur un des livres phare de la rentrée littéraire, après l'article et interview que Sylvain Bourmeau a consacrés à son auteur, A.M. Homes : Le Sens de la famille.
Comment trouver une signification mais aussi une direction à sa vie, lorsque l'on a été adoptée, que soudain la mère biologique fait irruption, qu'une histoire, autre, s'impose :
« Le récit fragile, fragmentaire, la trame ténue, l'intrigue de ma vie se trouvent brusquement remaniés. Me voici confrontée au fossé qui sépare la sociologie de la biologie : au collier chimique de l'ADN, qui se porte tantôt comme un magnifique ornement - notre droit de naissance, notre histoire - et tantôt comme un collier étrangleur.
J'ai souvent senti la différence entre celle que j'étais au départ et celle que j'étais devenue ; les couches se superposant les unes aux autres jusqu'à me donner l'impression d'être enduite d'un mauvais vernis, comme le lambris bas de gamme d'une salle de jeux de banlieue.
(...)
Depuis trente et un ans, je sais que je viens d'autre part, que j'ai d'abord été quelqu'un d'autre ».
Noël 1992. A.M. Homes apprend, de ses parents adoptifs, que sa mère biologique a entrepris des démarches pour la retrouver. Le bouleversement est absolu, il touche la femme qui s'est jusqu'ici construite sur un « sentiment d'altérité profonde, de douloureuse solitude », la fille, dans son rapport à une famille aimée, mais souffrant de silences, de non-dits (« tout ne fut que secret et sous-texte »), la future mère, l'écrivain qui voit son rapport à la fiction profondément modifié : elle qui invente des histoires s'en voit imposer une. La sienne. Elle qui avait rêvé, fantasmé sa mère — « la femme qui a hanté mon esprit, phénoménale », « reine des reines » —, doit se faire à un visage, une voix, une personnalité. Apprendre à composer avec son intimité bouleversée, comprendre, aller au-delà de la terreur première, des doutes.
« Dans mes pensées s'ouvre une faille profonde, le même refrain revient sans cesse : je ne suis pas celle que je croyais être, et je n'ai aucune idée de qui je suis ».
Le Sens de la famille suit cette histoire, sur quinze ans. Il s'agit d'un « récit autobiographique » revendiqué dès le sous-titre en couverture, dès les photographies en noir et blanc qui ouvrent le livre : un bébé, un couple, des enfants. Et, en guise de légendes, sèches, des prénoms et noms, des états-civils, des identités apparemment simples que le livre viendra creuser, interroger, mettre en question. Dès le nom de l'auteur, même. A.M. Homes : le prénom en forme d'initiales est à l'image d'une béance, d'une faille, d'une quête identitaire, d'abord défaut, puis force puisque ces initiales se recomposent en un « Amy ».

« Je suis entraînée dans la spirale de l'histoire, le mythe de mon origine ».
Là est la quête de « sens » de ce livre, non plus en tant que signification mais direction. Comment (re)construire son identité ? vers le haut, en remontant son histoire biologique, en assimilant l'histoire de sa famille adoptive (comme le fait doublement l'auteur) ou vers le bas, en donnant naissance à Juliet, dans une filiation qui viendra tout accorder, une fille biologique qui ressemble à la grand-mère adoptive ? Comment muer la filiation — biologique, adoptive, double vie dont une part est obscure — en transmission ?
Réflexion profondément déstabilisante sur l'adoption, sur ses trois faces — l'enfant adopté, la famille qui accueille, celle qui renonce —, Le Sens de la famille est aussi une méditation sur la mémoire (« je suis comme une amnésique qu'on réveille »), l'identité, choisie, imposée, composée, la filiation et la fiction. Le texte est autant le récit d'une perte que d'une reconquête, mettant à jour les blessures, les « deuils impossibles », les non-dits, une histoire jusque-là cachée.
Homes mène une véritable enquête, généalogique, policière, elle narre par le menu ses tâtonnements, ses échecs et découvertes, ses questionnements dont certains demeureront béants, ce qu'illustre somptueusement l'avant-dernier chapitre, tout entier construit d'interrogations, de questions sans réponse.
Pour autant Le Sens de la famille, récit autobiographique, n'est nullement nombriliste. Il interroge l'altérité et l'identité dans une réflexion qui dépasse, très largement, l'histoire personnelle, questionne également l'Amérique, en tant qu'espace de métissages, d'immigrations successives, de cultures brassées. Sans doute l'écriture est-elle le sujet central de ce livre, plus qu'un moi mis à mal. Comment écrire, encore, quand une histoire — la vôtre — s'impose ? Comment ne pas être troublée par les rapprochements possibles entre l'œuvre fictionnelle antérieure et ce « récit biologique inédit » (« conscience, ou coïncidence ? ») ?

« Une chose devient claire, c'est que tout cela a le récit pour enjeu - l'histoire racontée. Comment ne pas trouver singulier que moi, qui suis sans passé, je sois justement devenue romancière, quelqu'un qui raconte des histoires et travaille à créer par l'imagination des vies qui n'ont jamais été ? »
Comment supporter que votre mère biologique vous connaisse, d'abord, par vos livres (« c'est le seul moment dans ma vie où j'ai regretté d'être écrivain ») ? Comment trouver ailleurs que dans les mots un espace pour contenir oxymores et paradoxes, rassembler le « puzzle » identitaire ?
« Je me bats pour trouver comment raconter la confusion, le sentiment profond d'avoir perdu une partie de moi-même que je n'ai jamais connue, cette part que j'ai rejetée tant elle me faisait peur ».
Dans ce Cœur mis à nu, Homes fouille, risque, se met en péril, déstabilise profondément son lecteur, quelle que soit son histoire. La lecture est mise en danger, vacillement. Le récit, en apparence « inventaire » factuel, presque froid, souvent clinique, met à mal tout ce que l'on sait ou croit savoir de soi, de l'autre. Le livre devient espace du sens, violent, névralgique, impitoyable. L'an dernier, d'A.M. Homes, nous avions pu lire Ce livre va vous sauver la vie. Un titre qui prend tout son sens dans cette « autobiographie de l'inconnu », comme l'écrit sublimement son auteur.
A.M. Homes, Le Sens de la famille, Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Yoann Gentric, éd. Actes Sud, 236 p., 19,80 €.