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Billet de blog 31 mars 2010

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Markus Orths, Second roman

Second roman de Markus Orths se lit d’abord comme une farce, un texte hilarant sur les affres de l’inspiration, de l’écriture et de la publication.

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Second roman de Markus Orths se lit d’abord comme une farce, un texte hilarant sur les affres de l’inspiration, de l’écriture et de la publication.

Illustration 1

L’auteur pratique un art du décalage et du second degré proprement incisifs et d’une drôlerie irrésistible. Son personnage, Martin Grue, a abandonné un poste de professeur pour écrire. Il publie avec succès un premier récit, Histoires d’école, et découvre les tournées de lectures et signatures : il s’entraîne à lire, à boire sans s’étrangler, répète mimiques et « gestique », apprend par cœur des réponses aux questions susceptibles de lui être posées, « y compris quelques ah pour donner l’impression [qu’elles] jaillissaient ad hoc de la source de la pensée ». Mais le stress n’est pas le pire, le « hic » est ailleurs : dans la coutume de chaque libraire d’offrir à l’écrivain une bouteille pour le remercier de la lecture. Tant et si bien qu’après sa première tournée (!) de trois semaines, Martin Grue rapporte chez lui à Heidelberg pas moins de 18 bouteilles et se déplace une vertèbre. La seconde tournée (six semaines à travers la Bavière et l’Autriche) lui donne déjà des cauchemars : comment pourra-t-il rapporter 36 bouteilles ? L’idée s’impose d’elle-même :

« Désormais, après la séance, je ne buvais pas seulement un ou deux pichets avec les libraires, mais ensuite aussi, à l’hôtel, je vidais tout seul, pour moi, la bouteille offerte, dont je pouvais enfin tirer du plaisir.

J’effectuais ainsi la seconde tournée, réconcilié, initié et pourvu de la parfaite sagesse adéquate. Au moment de franchir les Alpes pour rentrer à Heidelberg, je n’étais plus chargé d’aucune bouteille, mais d’un surpoids de quatre kilos, et je me réjouissais en pensant aux bouteilles de la première tournée qui m’attendaient à la maison. Quand ces dix-huit bouteilles furent vidées en cinq jours, j’avertis mon éditeur que je serais absent pendant les six mois suivants et m’inscrivis à Bad Griesbach pour une cure de désintoxication ».

Le style de Markus Orths est grinçant sous le rire ouvert. Il n’y a qu’un pas de la farce à la satire qu’il franchit avec allégresse et virtuosité. Tout y passe : les lettres types de refus après l’envoi d’un texte à 154 éditeurs et 96 agents, l’angoisse du téléphone lorsque l’éditeur tarde à rappeler, les affres de l’attente des critiques, le stress de ne plus savoir sur quoi écrire, le dégoût de voir sa propre tante produire un best-seller sur l’allaitement, les palliatifs les plus aberrants pour retrouver l’inspiration, et les soucis prosaïques du quotidien : manger, se loger quand on touche peu de droits d’auteur et que l’éditeur refuse tous les manuscrits proposés. Mais Martin rêve aussi : de recevoir l’équivalent du Goncourt en Allemagne, le Büchner, de vendre 53 millions d’exemplaires de son roman, plus serait impossible, « il n’y a pas davantage de lecteurs en Allemagne. C’est la totalité ! ». Martin Grue (Kranich dans le texte original) est un double caricatural de son auteur, comme de tout écrivain en herbe. Second roman est sans nul doute d’abord un texte exutoire à l’ironie salvatrice.

Second roman s’ouvre sur une citation « vraisemblablement de Hugo von Hofmannsthal » : « Des louanges, des louanges voilà ce que nous voulons ». Le récit sera placé sous le signe du décalage, de la satire des milieux de l’édition mais aussi des prétentions des écrivains, la main mise de la critique, des agents, du système :

« Je décrivis toutes les blessures dont j’avais souffert sur le marché de la littérature, les humiliations que j’avais dû avaler, je décrivais par le menu tout ce qui m’était arrivé, j’évoquai la peur que l’éditeur soit insolvable, les lamentations des auteurs dont les livres n’avaient pas été du tout signalés par la presse ou mal ou négativement ou avec trop peu d’éloges, les chiffres falsifiés des tirages, les illusions qui ne veulent pas prendre fin, le trompe-l’œil et les fausses étiquettes que les éditeurs collent sur vos livres, j’écrivis comment un éditeur, pour faire la promotion du livre, change le pire éreintement en un hymne laudateur rien qu’en extrayant quelques mots de l’article. ʺEt cette camelote est censée être un roman magistral ! Laissez-moi rire !ʺ devient ainsi : ʺun roman magistral !ʺ, avec le point d’exclamation. »

Illustration 2
Dénoncer l’imposture, tel est le message de ce drôle de roman, d’ailleurs s’il est le second texte de ce jeune écrivain (né en 1969) à paraître en France, l’auteur en a publié sept en Allemagne et le titre original du livre : Hirngespinste renvoie à une expérience centrale du texte. Martin Grue, en panne sèche, vient de se voir refuser un manuscrit par P. (son éditeur, P. comme patron mais aussi comme persécuteur...), Ecris, machine !, et d’échouer à écrire une saga en 9990 pages sur le Comte de Saint-Germain, ne parvenant jamais à dépasser la première phrase : « conçu, il le fut lui aussi… ». Las, Martin tente une expérience scientifique avec un neurobiologiste croisé dans les douches de sa salle de fitness : rédiger un texte sous dictée, se faire « syntoniser » le cerveau, par « stimulation magnétique intracrânienne » pour produire le premier roman de la littérature mondiale écrit avec le seul hémisphère gauche.Au-delà donc d’une satire du milieu littéraire, il s’agit de dénoncer les enfermements de notre vie contemporaine : un monde archi normalisé (comme ce lycée où Grue exerça, où les clés électroniques permettent de surveiller les entrées et sorties des enseignants) et toujours au bord d’une bascule dans la loufoquerie, l’absurde et la perte de tout contrôle. Markus Orths ne cesse, dans le roman, d’ironiser sur les pseudo coïncidences signifiantes. « Par hasard » revient comme un running gag sous sa plume, fustigeant un monde de la nécessité et de la prédestination, et, de fait, de l’enfermement :« Peur, lamentations, faux-semblant et mensonge, avais-je découvert, ne sont pas seulement les quatre piliers du système scolaire, mais aussi les piliers du commerce littéraire, pis encore, peur, lamentations, faux-semblant et mensonge sont les quatre piliers de tout système social, et donc finalement de notre société en général. »

Un monde de milieux, de systèmes, où la liberté est un combat difficile. Ainsi celle de créer. Qu’est-ce qu’écrire ? N’est-ce pas donné à tout le monde ? « Au plus tard à partir de notre première année d’école nous savons tous écrire ». Mais comment trouver un sujet, mettre en forme ? Se renouveler ? Se plaire, séduire les lecteurs et les critiques ? Les pages qu’Orths consacre aux tics d’écriture, à la page blanche, au temps qui manque toujours (les tournées de lectures qui noient le quotidien, la sœur de Martin Grue qui vient d’accoucher, la tante Erna…), aux tentatives expérimentales de son héros, sont de purs bonheurs de second degré. Mais sous l’autodérision, c’est bien à une lecture du monde contemporain que nous invite Markus Orths, grinçante et déjantée, entre David Lodge et Robert Benchley.

CMMarkus Orths, Second roman, traduit de l’allemand par Nicole Casanova, Liana Levi, 144 p., 13 €

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Illustration 3

Du même auteur, chez Liana Levi également, Femme de chambre.

Illustration 4