
Des fois, il faut avoir le courage d’appeler un chat un chat. Il y a parfois des pudeurs qui confinent à l’hypocrisie, voire au cynisme absolu lorsqu’il s’agit du monde du travail. Prenez ce qu’on appelle maintenant couramment un « Plan de sauvegarde de l’emploi » (PSE pour faire court et branché). Kézako ? Rien d’autre qu’un plan social, c’est-à-dire un plan d’économies drastiques à faire pour l’entreprise. Et les « économies » à faire, c’est bien sûr sur la « masse salariale », première et parfois seule variable d’ajustement que les dirigeants d’entreprise savent imaginer, qu’elles vont se porter. Quand on vous parle de « sauvegarde de l’emploi », sachez donc entendre que c’est de « coupes claires dans les effectifs » qu’il va s’agir. Autrement dit, d’un « dégraissage » : d’un côté des salariés qui vont être licenciés, de l’autre, les chanceux qui vont rester, ceux dont l’emploi va être « sauvegardé», et qui, dans les faits, auront deux à trois fois plus à ramer pour maintenir la productivité.
La plupart du temps, hantés par la crainte d’un conflit social, les dirigeants vont s’adjoindre l’assistance d’un « cabinet spécialisé en gestion de crise » (CSGC) et bien sûr, c’est obligatoire, d’un cabinet de « conseil en reclassement » (CCR). Parfois, c’est d’ailleurs le même cabinet qui, cumulant les casquettes – et bien sûr les honoraires – , assurera les deux missions. Ces officines, quels que soient leurs réelles compétences et leur niveau d’éthique – on y trouve de tout, à boire et à manger – sont en fait les seules véritables bénéficiaires de la crise, surfant de plan social en plan social et se tricotant par là même un cahier de commandes toujours plus chargé et une plus grande notoriété. De l’art de déminer les conflits, de noyer le poisson et de donner à grands frais bonne conscience à la direction… Appeler un chat un chat ? Alors ayons le courage de nommer ces cabinets pour ce qu’ils sont : des fossoyeurs patentés s’engraissant sur le dos des plans sociaux.
Autre véritable perle du « parler faux » en vigueur dans le monde de l’entreprise en crise, le PDV ou « plan de départs volontaires ». La recette en est simple : prenez tous les plus de 52-53 ans et, après les avoir utilisés à former les arrivants année après année, mettez-les au placard. Un vrai placard. Le truc sans perspective, sans intérêt et le moins gratifiant possible. Là commencez à distiller des petites phrases genre « on a besoin de sang neuf » ou « il nous faudra un jour ou l’autre tenter de rajeunir la pyramide des âges ». Ce genre de phrases courent vite le long des couloirs, diffusées ou amplifiées par radio moquette ou radio cafétéria. Et les résultats se révèlent souvent inespérés…
Très vite, les calculettes vont se mettre à chauffer : « Il te reste combien d’années, toi, pour avoir tous tes trimestres ? » « A partir de quel âge on est dispensé de recherche d’emploi ? » « De combien de trimestres est-on exempté de cotisations quand on a un, deux, trois enfants ? » Très vite aussi, les regards vont commencer à se faire obliques. « Quel âge tu crois qu’il a Machin ? Avec ses années d’ancienneté, c’est un véritable pactole qu’il devrait toucher ! ».
A ce moment, il est même possible de monter encore d’un cran dans le cynisme et l’abjection par un coup de théâtre en forme de partie de billard à trois bandes : annoncer que finalement, non, ce n’est pas d’un PDV qu’il s’agira, mais bel et bien d’un plan de licenciements contraints. Si possible, même, ne pas hésiter à faire circuler sous le manteau une liste exhaustive des emplois appelés à être supprimés. Tollé. Attention, cette partie se montre généralement très difficile à jouer et elle n’est pas sans risques. Tentatives de suicides possibles. Grève. Occupation. Quoiqu’il arrive, il convient de laisser monter la pression. Ensuite, seulement, accepter de recevoir les syndicats et d’entamer des négociations. Rester ferme. Ne pas céder d’un pouce plusieurs semaines durant. Ne rien lâcher : « non, il n’y a aucune autre économies à faire, non, les dirigeants ne peuvent pas accepter une diminution de leurs primes ou de leur salaire… »
Il faut que cela dure le plus longtemps possible. Logiquement alors, les nerfs les moins solides ont déjà lâché. Et la « masse » va commencer à se diviser : d’un côté ceux qui savent qu’ils ne figurent de toutes façons pas sur la liste et désertent les AG et les autres, ceux qu’on reconnaît à leurs yeux rouges et à leurs kleenex détrempés, qui ont parfois plusieurs enfants à charge et un logement à finir de payer, et se sentent broyés, lâchés de tous côtés et prêts à craquer.
Alors là, nouveau coup de théâtre : annoncer que bon d’accord, ce sera bien un PDV et non des licenciements secs. Les syndicats ont bien travaillé. Si bien que même, ils auront réussi à faire légèrement monter les enchères : le plan de départs volontaires sera même « incitatif », c’est à dire que les indemnités que les « aspirants au départ » pourront toucher seront légèrement supérieures à au minimum légal auquel ils pouvaient prétendre. Présenter la chose comme une gigantesque faveur, un cadeau qui, quoiqu’il en soit ne pourra en aucun cas se renouveler. Bref, c’est à prendre ou à laisser. Si possible, prévoir même un échelonnage de plus en plus attractif en fonction de l’ancienneté, ce qui achèvera de convaincre les plus âgés, qui ont aussi souvent les salaires les plus élevés. Ne pas hésiter à faire venir sur place un conseiller de la caisse de retraite à laquelle l’entreprise est affiliée pour aider chacun à évaluer son dossier et faire le point de ses annuités. Logiquement, ça va se bousculer et son planning affichera si vite complet que sa présence dans l’entreprise devra être prolongée. Alors, rebelote, les calculettes vont se remettre à chauffer, les regards vont commencer à se refaire obliques, les chuchotements à se faire incessants près de la machine à café…
Dès lors, la situation est mûre. Vous pouvez ouvrir le guichet départs. Très vite, vous verrez, les résultats seront inespérés. En deux temps trois mouvements, le « dégraissage » attendu sera terminé. Du moins jusqu'à la prochaine fois. Et, cerise sur le gâteau, vous pourrez même vous draper dans la posture d’avoir fait œuvre sociale. D’avoir choisi de jouer la carte du dialogue et privilégié l’aspect humain. Votre staff d’adjoints et vos éternels courtisans vous décerneront une auréole. Et le reste, bien sûr, vous vous en lavez les mains.
© Illustration Moix