Europe : impuissance ou inconscience - par Monique Beltrame*

« Die Welt in Stücke » (1) ou "Le monde en morceaux » est le nom de la composition hypnotique, entraînante et entêtante de Rebeka Warrior, qui rythme puissamment le film  «Langue étrangère » de Claire Burger.
Réalisé dans le cadre d’une coproduction germano-franco-belge et sorti en 2024, le film relate l’émancipation de Fanny, une jeune Française de 17 ans, et de Lena, sa correspondante allemande du même âge, prises de vertige dans un monde qui change, se fracture et que tout divise.
Lors de l’entretien sur France Culture avec Antoine Guillot, dans « Plan Large » du 14 septembre 2024, Claire Burger explique qu’on peut dialoguer au-delà des frontières, mais que la communication en langues étrangères n’est pas dénuée de quiproquos et de subjectivités. Monique Beltrame fait sienne l’explication, en élargit le champ, jusqu’à voir dans le film « Langue étrangère » une métaphore des relations entre Européens, en particulier entre Français et Allemands. Leurs voix sont de plus en dissonance au milieu des désordres et violences du monde.

Monique Beltrame : « l’Europe, havre de paix et îlot de démocratie, résistera-elle encore en tant qu’union des peuples librement consentie pour le bien de tous ? »

« L’Europe se fracture et s’expose à l’appétit de puissances hostiles. Des autocrates ont dynamité l’ordre mondial pour satisfaire leur volonté de domination et de conquête. Il s’agit maintenant de mettre l’Europe à l’abri de leur folie. Mais on se demande si les mots ont le même sens pour tous les Européens. Cela ne semble pas être le cas entre les exécutifs allemands et français.
L’Europe unie pourrait pourtant appeler sous les drapeaux plus d’un million d’hommes et, en additionnant les dépenses des 27, constituer une industrie de défense européenne moderne et puissante. La volteface d’Olaf Scholz a conduit la première puissance économique européenne à acheter une défense allemande armée par les États-Unis. Tout le contraire d’une armée continentale indépendante de l’étranger et donc souveraine voulue et prévue par la Présidence française.
Les Européens s’étaient bercés dans l’illusion confortable d’une paix perpétuelle. Il est vrai que l’Europe s’est construite d’abord sur le partage d’intérêts économiques communs pour le bien de tous. Pourtant dès les premières lignes la Déclaration de Robert Schuman, texte fondateur de la construction européenne, précise « que cette proposition réalisera les premières assises concrètes d'une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix ». Il s’agit bien de bâtir un nouveau continent  pour créer une nouvelle souveraineté voulue, acceptée et responsable. Les Élus, n’ont-ils pas compris que le danger qui les menace venait de l’intérieur ? Leur faiblesse est le fruit de leur inconscience, pas de leur impuissance.
L’Europe a puisé ses forces dans le marché continental intégré, unique au monde dans   l’intérêt de tous pour partager une richesse commune. L’Union européenne avance par consensus en deçà des nationalismes qui constituent un risque de désintégration en poussant les dirigeants vers des dérapages incontrôlables.

Prépondérance de l'influence allemande

Ce ne sont pas les chinois qui ont ébranlé l’économie, déclare l’ex-Commissaire à la concurrence Margrethe Vestager, « mais l’avidité des Européens ». Ainsi le Chancelier annonce-t-il au Président français le 3 octobre 2022 qu’il ira seul signer des accords commerciaux bilatéraux avec l’Empire du Milieu, à contre-courant de la politique européenne, livrant les avancées de son industrie au lieu d’investir dans son pays ou sur le territoire européen. Il est tombé en outre dans le piège des États-Unis entraînant d’autres partenaires européens empressés de le suivre pour répondre aux propositions de l’Inflation Reduction Act (IRA). Dans un souci de relance économique, Joe Biden a proposé le soutien financier à toutes les entreprises qui s’installeraient sur le sol américain pour développer de nouvelles technologies et réadapter l’industrie aux exigences actuelles.
La richesse, produite par les travailleurs du vieux continent, est investie dans des puissances concurrentes qui nous renvoient les produits fabriqués chez eux grâce aux investissements et la créativité européenne, en taxant lourdement les marchandises provenant de l’UE. Cette situation est plus préoccupante que la dette française. On pourrait parler de soumission volontaire à des puissances dominatrices qui vassalisent sans effort des Européens. Ils n’ont pas compris que leur force résidait dans leur Union.

Ébranlée par une majorité de groupes extrémistes de droite ou de gauche antieuropéens, affaiblie par son lourd déficit, la voix de la France en Europe est devenue inaudible. La réélection d’Ursula von der Leyen à la tête de la Commission européenne, le PPE Parti Populaire Européen et le départ de Thierry Breton à la tête d’une direction extrêmement active, rendent possible   la prépondérance de l’influence allemande.

Soulagée de la présence de l’envahissant commissaire, la Présidente de la Commission ne s’embarrasse pas des décisions déjà prises. Très atlantiste, elle n’a guère apprécié la mise au pas des GAFAM américains sous la férule de Thierry Breton. De même elle a l’intention, en dépit de l’accord signé le 23 novembre 2023 pas encore entré en vigueur, réintroduisant le nucléaire parmi les énergies vertes, de confier les portefeuilles stratégiques de l’énergie et de la transition écologique à... deux anti-nucléaires notoires, le Danois Dan Jorgensen et la nouvelle commissaire Espagnole Teresa Ribera sur la transition écologique .  Autant dire que l’énergie nucléaire maîtrisée par la France, la seule sans émission de CO2 qui puisse stopper maintenant la destruction de la couche d’ozone, n’est pas sortie du purgatoire où elle est reléguée. L’Allemagne continue d’exploiter 46 % de la consommation totale de lignite de l'UE, source d’énergie actuelle la plus polluante.
Les relations entre la France et l’Allemagne se sont détériorées. Cette situation n’est pas seulement préoccupante parce que les deux représentent 40% de la richesse européenne et de sa population, mais parce que l’Europe repose sur cette main tendue par la France à son ennemi centenaire pour reconstruire ensemble l’Europe, dans une communauté de destin avec les autres pays du vieux continent. Mario Draghi dans son rapport exhorte les Européens de cesser de se disperser pour travailler unis et compter seulement sur leurs propres forces afin d’ inverser la « lente agonie » de leur puissance industrielle. 

Le centre de gravité de l’Europe se déplace. Là-bas tout à l’Est, en Estonie, coincée entre la frontière russe et la mer Baltique, Kaja Kallas, première ministre estonienne, pressentie Haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et vice-présidente de la Commission, prendra son poste avec passion et détermination. Déjà elle a étudié avec le nouveau commissaire Lituanien Andrius Kubilius chargé de l’industrie de défense, le nouveau projet de la défense, élaboré par Thierry Breton avant son départ,
Les peuples ont besoin de cette, Europe imparfaite certes, mais qui offre un exemple de démocratie transnationale, unique au monde à condition qu’elle ait conscience de son propre potentiel. » 

*Monique Beltrame - Présidente du Comité européen Marseille

« Die Welt in Stücke » de Rebeka Warrior ( lien video sur youtube)