Billet de blog 20 février 2014

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Dysfonctions, famille, Chili : Gloria, l'émouvant portrait d'une femme libre par Sebastián Lelio

Entretien avec Sebastián Lelio, à l'occasion de la sortie de son film Gloria, en salles depuis le mercredi 19 février 2014. Le film a été remarqué en 2013 au festival de Berlin lors de sa sélection en compétition officielle, puisque son actrice principale, Paulina Garcia, y a obtenu l'Ours d'Argent de la Meilleure interprétation féminine. Retour sur ce qui s'annonce comme l'un des films marquants de cette année 2014.

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Entretien avec Sebastián Lelio, à l'occasion de la sortie de son film Gloria, en salles depuis le mercredi 19 février 2014. Le film a été remarqué en 2013 au festival de Berlin lors de sa sélection en compétition officielle, puisque son actrice principale, Paulina Garcia, y a obtenu l'Ours d'Argent de la Meilleure interprétation féminine. Retour sur ce qui s'annonce comme l'un des films marquants de cette année 2014.

Illustration 1

La famille est un sujet au sein de votre filmographie qui compte déjà quatre longs-métrages : La Sagrada familia, Navidad, El año del tigre, Gloria. Qu’est-ce qui vous inspire dans ce sujet ?

La famille a en effet souvent été un matériau d’étude pour moi. Dans la constitution chilienne il est dit que la famille est la base fondamentale de la société. Je pense que l’idée dans mes films était de considérer la famille comme une sorte de fractal d’un système plus complexe. Observer un territoire délimité, comme dans une famille, permet de découvrir des aspects précis du système social dans sa globalité plus complexe. Ma démarche repose donc sur des observations par fractales. La famille comme système de relations et de dépendances est intéressante à observer à travers le langage cinématographique. Ce n’est pas que j’avais au départ ce projet d’étude vis-à-vis des familles mais il est clair que la famille est au cœur de chacun de ces projets. La famille est aussi souvent évoquée à travers son absence et ses dysfonctionnements. On me demande pourquoi je parle tant des familles dysfonctionnelles :  mais famille et dysfonctions sont deux choses extrêmement liées.

À travers les personnages de Rodolfo et Gloria, ce sont deux types de familles qui apparaissent. En apparence, la famille de Rodolfo semble mieux construite mais elle se révèle au final pathogène. Gloria est quant à elle divorcée depuis plusieurs années et il y a évidemment entre les membres de sa famille de nombreux conflits. Mais de toute évidence malgré tout cette famille fonctionne : ses membres se regardent dans  les yeux, se parlent, chacun est conscient de l’état d’esprit de l’autre. Cette famille me semble intéressante parce qu’elle ne répond pas au canon officiel de la famille, mais que les uns et les autres sont unis.

Dans Gloria, il est spécifiquement question d’une mère, alors que dans vos films précédents vous vous intéressiez aux autres personnages de la famille. Gloria est-il le portrait d’une mère ?

Oui, je prends l’archétype de la mère en l’éclairant d’une lumière tout à fait distincte. J’ai l’impression que la représentation habituelle au cinéma traduit une mère assez infantile. C’est souvent une sainte ou bien une mère qui n’a jamais de désirs. Le but du film est d’observer une mère mais à partir d’une piste de danse. Gloria ne se trouve pas isolée mais bien plutôt dans des lieux de vie, car elle souhaite continuellement s’exposer à la vie.

Dans une séquence du film, il est question du passé de Rodolfo qui pourrait laisser supposer de lourdes responsabilités durant la dictature, car il aurait été du côté des militaires.

Son attitude comme sa logique personnelle ont beaucoup à voir avec le Chili obscur et réprimé qui eut son apogée dans les années 1980 sous la dictature. À cet égard, Gloria est un personnage beaucoup plus porté vers l’avenir qu’un Rodolfo incarnant des forces ataviques.

Quoi qu’il en soit, il ne faut pas considérer systématiquement tous ceux qui furent dans la marine comme de responsables des tortures sous la dictature. Je pense que le moment actuel de maturité sociale que nous vivons au Chili, permet de s’éloigner du passé récent sans tomber dans le réductionnisme des simplifications de l’histoire. Rodolfo appartient à ce monde passé, mais le film ne le présente pas non plus comme un monstre. Bien plus, le film suggère que la dictature a affecté toute la population, toute une génération de manière brutale, à droite comme à gauche des orientations politiques.

Illustration 2

Pour continuer avec les aspects politiques et métaphoriques du film, pensez-vous que si le Chili était un personnage, il prendrait les traits d’une femme et plus particulièrement de Gloria ?

Lorsque je commence à réfléchir sur un projet de film, je n’ai pas en tête les métaphores possibles qu’il en résultera. Pour moi, les personnages imaginés ne représentent au début qu’eux-mêmes. Je pense que la lecture métaphorique est quasiment inévitable : ainsi fonctionne le cinéma. Si le Chili était une femme, ce serait une femme oubliée. L’âme du Chili pourrait être celle d’un personnage comme Gloria, parce que l’attention du système se trouve dans un monde opposé que l’on peut désigner comme utilitariste. Gloria est un personnage « inutile », en terminologie capitaliste. C’est ce qui la rend belle et digne d’attention. Elle traduit une zone de fragilité qu’il faut protéger.

Fabula, notable société chilienne de production, qui a entre autres produit les films de Pablo Larraín (dont le récent No), a produit votre film. Comment la rencontre s’est faite ? Comment avez-vous travaillé ensemble ?

Au Chili, le monde du cinéma est assez restreint et les personnes de ma génération ont grandi ensemble. Ces dernières années, il y a eu vraiment une ambiance exceptionnelle marquée par beaucoup de fraternité entre réalisateurs et producteurs. Tout ce qui passait dans ce cadre était humainement très intéressant. Dans ce contexte, mes relations avec Pablo et Juan Pablo Larraín de Fabula, Sebastián Silva ou encore Pedro Peirano étaient marquées par l’amitié. Travailler ensemble est donc arrivé très naturellement. El año del tigre fut le premier film que j’ai réalisé avec Fabula. Dès lors, dans un esprit d’entraide, nous nous sommes entraidés, à  travers des conseils sur nos scénarios respectifs. Nous étions attentifs à ce que chacun faisait, tout en respectant l’individualité de chacun.

Fabula a cru en mon projet de film sans que j’en montre nécessairement tous les détails du scénario. Cet appui fut pour moi fondamental. Les producteurs de Gloria comprennent bien qu’un film naît des obsessions et des recherches de son auteur.

Comment avez-vous travaillé les particularités féminines de votre personnage ? En travaillant avec l’interprète principale, à partir de personnages féminins importants de votre vie ou avec votre propre sensibilité féminine ?

Je pense que le cinéma devrait davantage ressembler à une question qu’à une réponse. Je ne dispose pas de réponses précises sur Gloria. Ce personnage, tout comme l’actrice qui l’interprète, me fascinent énormément. C’est parce que je ne la comprends pas, parce que j’ai plusieurs questions à son égard que j’ai eu envie de réaliser ce film. Mon travail est dès lors orienté par l’intuition, les questionnements, la fascination. La manière d’aller chercher les réponses à ces questions ou de suivre cette fascination présente des aspects très distincts. D’un côté il y a Paulina, l’actrice, le film lui étant dédié, de l’autre les mystères du personnage qu’elle incarne. En outre, je ne cacherai pas l’influence évidente de plusieurs femmes que je connais, de personnages d’autres films, de Gena Rowlands... Mon personnage est donc le résultat d’une grande complexité, une sorte de créature de Frankenstein.

Entretien réalisé par Cédric Lépine

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