Billet de blog 14 mars 2025

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Mykaela Plotkin, réalisatrice de "Senhoritas"

Au mois de mars, la réalisatrice Mykaela Plotkin vient présenter son film "Senhoritas" aux festivals Regards d'ailleurs de Dreux et Regard sur le cinéma d'Amérique latine de Marennes en France et en compétition au festival de Fribourg en Suisse.

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Mykaela Plotkin © Alejandro Strauss

Cédric Lépine : Peux-tu expliquer l'enjeu pour toi dans ce film de proposer de nouvelles histoires à partir du lieu le plus intime, sans forcément avoir recours au classique conflit entre deux personnages ?

Mykaela Plotkin : Durant le processus d'écriture, j'ai rencontré de nombreux professeurs qui ont essayé de me convaincre d'adapter une structure narrative plus aristotélicienne. Encouragée par Natalia Smirnoff, j'ai développé une écriture plus intuitive qui donne une large place à l'expression des corps. Il m'était alors impossible d'imaginer que mes personnages devaient avoir des conflits selon une intrigue conventionnelle.

J'ai eu des versions de scénario avec des conflits. Le tournage a eu lieu huit ans après les premières idées qui commençaient à germer en moi, cette longue durée étant dû successivement au coup d'État contre Dilma Roussef et au confinement avec la pandémie. Ces années ont permis au récit à gagner en maturité. J'ai commencé durant ce temps à étudier la question de la représentation de la femme dans le cinéma selon le concept de la Vierge qui s'oppose à celui de l'Héroïne. Selon ce concept, la Vierge porte un conflit interne alors que l'Héroïne le porte extérieurement. Ainsi, la Vierge représente la prison que la société lui impose et la contraint à renier sa propre identité. Lorsque cette femme a l'opportunité de briller, de révéler ses talents, d'affirmer sa nature, de vivre ses rêves bien que cela soit de manière temporaire et d'envisager ses désirs comme une possibilité, elle finit par créer un monde secret, Cela lui permet de se trouver en transition entre un monde où elle se trouve dans la dépendance et son monde secret.

Ces idées se reflètent bien dans Senhoritas où les personnages n'ont plus besoin de cacher leur propre monde. Je pense que les histoires sont comme des feuilles qui possèdent leurs propres structures et sont parfaites pour cela. Quand on lit ou lorsque l'on voit un film, notre propre corps réagit avec ce qu'il découvre et comprend. Le film est une invitation à vivre de nouvelles expériences inédites en affrontant nos propres conflits intérieurs.

C. L. : Comment face à l'imposition d'un récit classique autour du conflit as-tu pu élaborer un scénario personnel ?

M. P. : En effet, j'ai rencontré plusieurs tuteurs qui m'ont parlé de la nécessité de réaliser un « film important » qui parlerait de la violence au Brésil avec une multiplicité de sujets. Ce n'est que plus tard que je me suis rendue compte que j'étais en train de me perdre dans un tel développement où je ne reconnaissais ni mes personnages ni mes histoires. Réaliser un film était une telle rare opportunité que je ne pouvais pas me permettre de faire quelque chose qui ne me correspondait pas. Plus qu'un « film important », je souhaitais faire un film avec une structure narrative à laquelle je pouvais croire. Je souhaitais continuer à construire, face à un monde à la structure à dominante machiste où la vision se construit sur une somme de conflits, un récit qui laisse une grande place à la subjectivité. Je voulais défendre les petites choses de la vie comme capables d'être très importantes. Ainsi, je participais à construire un monde rêvé.

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Senhoritas de Mykaela Plotkin © DR

C. L. : D'ailleurs, la première scène du film semble inviter au rêve.

M. P. : Exactement : les personnages périphériques comme les décors semblent habités par une structure onirique. Ce choix de mise en scène participe à la volonté de mettre en valeur un nouveau monde possible. Puisque j'avais l'opportunité avec mon premier film de développer mon monde idéal, je n'allais pas m'empêcher de le faire ! C'est ainsi que politiquement, je me positionnais.

Dans la société actuelle hyper virtuelle avec le développement digital accru, j'ai voulu mettre en valeur la réalité du corps féminin, dans un contexte où leur exposition est très dépendante de la mise en scène du jeu, qu'il s'agisse du football, de la plage, la danse, etc. Il s'agissait ainsi de sortir le corps des femmes de la catégorie sociale de « jouet entre les mains des autres » à un enjeu de réappropriation par le plaisir personnel. Je souhaite que ce choix permette aux différentes générations un reconnexion avec leur corps, comme un outil qui nous permet de nous y conduire. Ce cheminement conduit à la sublimation corporelle orgasmique de la sensation de vie.

C. L. : Peut-on voir ton film comme un acte de foi à l'égard d'un apprentissage incarné de la sexualité à contre courant de la transmission machiste de la pornographie mainstream massive sur Internet auprès des nouvelles générations depuis vingt ans ?

M. P. : J'aime bien cette idée de l'expression même de la vie comme moteur de récit à partager. Senhoritas est une invitation à éprouver des sensations terrestres. L'opportunité de proposer quelques lumières en ce monde est très enthousiasmante pour moi. Je suis bien consciente, comme en témoignent des études récentes, que les nouvelles générations sont perturbées dans leur propre sexualité avec une partie qui n'ont plus de vie sexuelle et qui n'est pas intéressée par des sujets abordant la sexualité. Cela pourrait paraître paradoxal à l'heure de la diffusion massive de la pornographie sur Internet.

J'aime représenter la sexualité afin de générer un nouveau lexique des représentations sexuelles à partir d'un regard féminin ou du moins qui prend en compte les femmes. Car je pense que le cinéma est encore dominé par une représentation de la sexualité dépendante de la pornographie mainstream et d'un regard masculin sur la manière de faire l'amour. À partir du cinéma, je souhaite inviter les femmes à se sentir représentées avec de nouvelles visions de la sexualité. Ce nouveau langage que je propose est une alternative à la pornographie dominante et à une certaine vision de l'amour.

C. L. : Toi qui vis actuellement au Mexique, peux-tu expliquer pourquoi tu as senti cette nécessité pour ton premier film d'ancrer ton histoire au Brésil ?

M. P. : Je suis brésilo-argentine mais j'ai passé la majeure partie de ma vie au Brésil. J'ai été formée au cinéma en Argentine ce qui explique cette référence au cinéma argentin dans mon regard. En tant qu'assistante réalisatrice, j'ai été amenée à travailler au Mexique sur un film : la pandémie est arrivée et j'y suis restée. J'ai commencé à vivre et assumer ma binationalité. Je sentais que mon film ne pouvait naître qu'au Brésil même si j'ai commencé à en avoir les premières idées lorsque j'étais en Argentine.

L'image du Brésil à l'international est celle d'un pays libéral porté par une culture judéo-chrétienne et une famille traditionnelle. Ma volonté consistait à dialoguer avec cette complexité sociale et une classe moyenne. Je cherchais à savoir d'où je venais pour poser mon regard critique et assumer l'héritage social qui construisait ma représentation du monde. Cela peut entraîner un regard d'étrangère sur le Brésil, puisque je n'y vis plus, mais pour moi avec un lien très émotionnel. J'étais reconnaissante de pouvoir filmer ici d'où vient le cinéma de Kleber Mendonça Filho et qui s'offre ensuite au monde. J'aime bien cette idée de planter les premières graines de mon cinéma au Brésil, tout en conservant un regard de l'extérieur sur une réalité sociale éminemment intérieure.

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Senhoritas de Mykaela Plotkin © DR

C. L. : Livia, la protagoniste de Senhoritas, réalise une prise de conscience dans le dialogue avec une femme qui appartient à ce qu'elle a été par le passé à un âge qui est proche du tien. Ainsi, le scénario se construit sur la nécessité d'un dialogue intergénérationnel constant.

M. P. : Je sens en effet que notre culture nous conduit à nous séparer selon des paradigmes associés au fait d'être femme. Ainsi, la rencontre entre les deux personnages féminins repose sur le respect de leurs différences qui leur permet de s'inspirer l'une l'autre. La plupart du temps, nous n'avons pas d'opportunités de nous connecter avec l'altérité et dès lors c'est très facile de nous enfermer sur nous-mêmes à travers les réseaux sociaux. L'admiration entretenue entre mes personnages leur offre un miroir sur elles-mêmes.

J'aime beaucoup à cet égard la théorie de l'ombre de Jung selon laquelle nous avons tendance à laisser dans l'ombre ce que nous considérons négatifs. Ainsi, ce qui nous dérange dans l'autre, nous avons tendance à le placer dans l'ombre. Lorsque nous avons des difficultés à nous mettre en relation avec l'autre, c'est parce que nous sommes incapables de faire sortir nos ombres vers la lumière. Mon travail d'écriture consiste à mettre ces graines de l'altérité à la lumière, afin que nous puissions assumer davantage notre monde intérieur obscur.

C. L. : Il en découle un rôle cathartique dévolu au cinéma afin que le public expérimente d'autres expériences de vie en rencontrant l'altérité.

M. P. : Notre vision du monde est construite par l'art visuel et surtout avec le cinéma. Cet art nous a donc appris ce qu'est une famille et nous a incité notamment à la consommation de l'alcool et du tabac. Lucrecia Martel dit dans un entretien que sa vision de la manière de faire l'amour jusqu'à ses 20 ans était construite à travers le cinéma. De là vient chez elle cette idée du cinéma comme un acte politique de reconstruction des images. Cependant, cette démarche n'est pas facile car l'industrie audiovisuelle est construite de telle sorte qu'il est très aisé de se perdre dans une sorte de statu quo avec ce qui s'est fait jusque-là.

Il est donc nécessaire de pouvoir s'imposer progressivement pour défendre l'intégrité de sa vision du monde sans nécessairement recourir à la violence d'une prise de pouvoir sur un monde hégémonique. S'affirmer ainsi en tant qu'artiste peut revenir à la stratégie du cheval de Troie. On m'a tout de même dit que mon film ne pouvait accéder aux festivals internationaux parce qu'il était trop lumineux et qu'il manquait d'obscurité. Cependant, je ne souhaite pas stigmatiser les femmes comme uniquement des victimes de la violence masculine.

J'ai tenté de lutter contre la figure de la femme sanctifiée, sous la forme d'une mère sans sexualité dévolue seulement à sa maternité. Je sens que lorsque des enfants entrent dans la vie d'une femme, toute sa vie en est totalement changée. Sa vie intérieure est remise en cause et parfois interdite en raison d'une certaine obligation de dévouement à son rôle de mère. Ainsi, la fille de Livia entre dans la maison de sa mère comme s'il s'agissait de sa propre extension, comme si le cordon ombilical n'avait pas été coupé.

Il existe une dynamique entre les amies d'ordre érotique car je souhaitais mettre en valeur ces relations dans l'amitié féminine. J'aimais ainsi remettre en cause l'hétérosexualité normative qui fait que les relations d'amitiés féminines, considérées comme non productives du point de vue de l'idéologie capitaliste productiviste selon laquelle la femme doit avoir des enfants et construire une famille, sont rejetées dans les zones sombres de la société. Dès lors, dans cet espace hors de cette idéologie, il existe une liberté pour créer des liens aux autres, y compris de manière érotique mais sans l'objectif sexuel d'avoir des enfants.

Ce type de relation basée sur le respect et l'admiration de l'autre, n'a pas besoin de consommer l'autre pour exister. Ces relations plus horizontales m'intéressent et m'inspirent davantage. Tel est le cadre idéal pour une révolution féministe reposant sur une admiration réciproque entre femmes, avec un soutien beaucoup plus fort parfois qu'avec son propre époux.

Les scènes dans la discothèque comme durant les cours de danses permettent la confrontation avec différents corps dans des relations à l'autre qui ne passent pas par une justification rationnelle. Tout se passe comme s'il s'agissait d'apprendre une nouvelle langue et ainsi transcender les stigmates de l'âge, du genre et de l'appartenance à une classe sociale. La sexualité se conçoit alors comme un élément de la vie et non pas comme mode de consommation à l'autre.

Senhoritas
de Mykaela Plotkin
Fiction
112 minutes. Brésil, 2024.
Couleur
Langue originale : portugais

Avec : Analu Prestes (Livia), Genézio de Barros (Rui), Valentina Clause (Nara), Clarissa Pinheiro (Cora), João Compasso (Rômulo), Tânia Alves (Luci), Maíta Melo (Teresa), Mauricea Conceição (Cata), Dora Assis (Caro), Lúcia Vieira (Carmem), Lucila Arraújo (Dora), Fauasi Mussa Ibraim Neto (Fausto), Israel Alves (le professeur de danse), João Travassos (Jairo)
Scénario : Mykaela Plotkin
Images : Cris Lyra
Montage : Eduardo Serrano, Bia Baggio
Musique : Daniel Simitan
Mixage : Gera Vieira
Son direct : Moabe Filho, Pedro Moreira
Montage sonore : Catarina Apolônio
1er assistant réalisateur : Filipe Oliveira
2nd assistant réalisateur : Pethrus Tibúrcio
Direction artistique : Ana Mara Abreu
Maquillage : Zé Lucas
Scripte : Milena Times
Production : Kika Latache, Livia de Melo
Coproduction : Mykaela Plotkin, Fredy Garza Wollenstein, Lorena Orraca Martínez
Production associée mexicaine : Ari Garza Wollenstein
Sociétés de production : Vilarejo Filmes, Home Films

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