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Contre-plongée sur un immeuble en ruine, « a companhia nacional de tecidos », lieu d’un nomadisme moderne. Telle est la première image que le spectateur, écrasé par le pouvoir d’un édifice-fantôme, aperçoit du sixième long-métrage de la réalisatrice brésilienne, Eliane Caffé. Ce lieu en miettes, déserté par tous, est pourtant investi par certains, les sem tetos, les sans toits de São Paulo. Exilés, réfugiés, venant des quatre coins du monde ou du Brésil, ils tentent d’échapper à la guerre, à la mort et à la pauvreté, réunis avec leur histoire, leurs souvenirs, leurs attentes. Pour chacun d’entre eux, l’idée de demeure est interdite, celle de durée, impossible. L’habitant vit en transit.
Treize ans après Narradores de Javé, la réalisatrice, accompagnée de l’acteur José Dumont , filme le quotidien d’une communauté, urbaine cette fois, qui tente de résister au poids de la menace d’expulsion et des forces de l’ordre. En 2012, plus de mille personnes ont occupé ce lieu abandonné, soutenues par les organisations de soutien, le FLM (Frente de Luta por Moradia) et le MSTC (Movimento dos Sem Tetos do Centro), groupes qui participent à la réalisation du film. Carmen Silva Ferreira, à la tête du FLM, joue un rôle essentiel, remarquable par sa vivacité et sa sensibilité.
Dans une esthétique où fiction et documentaire se croisent, un film où les acteurs professionnels et non-professionnels se côtoient, le portrait d’un monde en crise émerge, un espace qui se scinde, se sépare, se meurt. La caméra capture les instants qui se juxtaposent, s’immisce dans les lieux clos, donnant à voir les histoires déstructurées de chacun. Les nombreux surcadrages, cloisons du déracinement, isolent les individus. Les très gros plans décomposent parfois les visages, détachant une partie du corps de celui qui le porte. L’être n’est au départ qu’une partie : une bouche, une voix, un regard.
Mais la déconstruction n’est pas une fin en soi. De chaque instant un échange naît, un autre lien se crée. Si l’individu est disloqué, c’est qu’il a un autre ensemble à créer, il est un corps en devenir. L’être est un passant et un passeur. Il témoigne de son histoire passée et construit un à-présent. Les gros plans alternent avec ceux, larges, où la communauté se retrouve, où l’expérience démocratique prend essor. Aux témoignages individuels succèdent les assemblées populaires, les expériences théâtrales, les danses et discussions collectives. Les différents langages se croisent sans transformer L’Hôtel Cambridge en Tour de Babel. Les six langues parlées s’emmêlent et se comprennent. Une vieille femme du Nord-Est apprend le portugais à un jeune Israëlien, un Congolais enseigne à une jeune fille son art de courtiser. Le désordre est celui du monde contemporain, celui infligé par les forces de l’ordre sommées de délocaliser, de déloger, « a desordem total do sistema » (« le total désordre du système »). Era o hotel Cambridge rend compte de la brisure du monde contemporain en même temps qu’il recompose les liens de l’Humanité et tresse les fils d’une histoire de résistance contemporaine.
un article de Loreleï Giraudot