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Marie-Françoise Govin : Votre maison d’édition a aujourd’hui un beau catalogue et elle a pignon sur rue. Comment définiriez-vous votre travail ?
Anne-Marie Métailié : Le plaisir de faire les livres qu’on aime et de les défendre.
M-F. G. : Pour les 30 ans des Rencontres Cinémas d’Amérique latine de Toulouse, nous avons construit en partenariat avec la cinémathèque une exposition qui s’appelle : « Vive le cinéma salamandre ! », en référence à un manifeste du cinéaste mexicain Paul Leduc. Le clin d’œil aux éditions Métailié qui ont pour emblème la salamandre vient spontanément. Pourquoi avez-vous choisi la salamandre ?
A-M. M. : Parce que c’est un animal qui traverse le feu, qui se régénère et surtout parce que c’est un symbole de passion à travers toutes les épreuves.
M-F. G. : Depuis que les éditions Métailié existent, vous avez essentiellement publié des romans. Pouvez-vous me parler des romans et aussi des auteurs de romans ?
A-M. M. : Au début, mon but était de publier des textes de sciences humaines parce que c’est de là que je viens. C’est lié à ma double formation, en littérature d’une part, et d’autre part, j’ai étudié l’espagnol et le portugais. À l’époque on n’apprenait pas techniquement les langues ; on étudiait la littérature. En outre, j’ai beaucoup milité à cette époque. Dans les années 1970, il se passait des choses violentes. J’ai également étudié les sciences humaines, la sociologie. J’ai travaillé dans le laboratoire de Pierre Bourdieu. Aussi, quand j’ai monté ma maison, j’ai pensé aux sciences humaines, pour éditer des livres avec une écriture plus travaillée, un peu plus lisibles que des textes difficiles à saisir. Mais à ce moment-là, l’intérêt s’est détourné des sciences humaines. Et je voulais que ma maison survive. J’ai découvert alors que faire de la littérature était beaucoup plus agréable, que les auteurs étaient beaucoup plus généreux que ceux de sciences humaines (qui étaient très imbus de leur image). J’ai pris beaucoup de plaisir à publier des auteurs latino-américains.
À cette époque, on disait qu’après le « boom » la littérature latino-américaine était morte. Je pensais le contraire puisque, avec l’arrivée des dictatures, tous les jeunes gens qui avaient rêvé d’être poètes, militaient ou s’étaient exilés. Je pensais que, arrivés à la quarantaine, ils reviendraient à ce qui avait nourri leur foi et leur vie et je ne me suis pas trompée. On a vu revenir la littérature en force. Mais elle n’est pas revenue tout de suite en force dans le goût des lecteurs français.
Je crois qu’on voit aujourd’hui un très fort phénomène de domination culturelle : le tropisme de la plupart des jeunes gens, c’est New York. En dehors des États-Unis, pour faire parler d’un latino américain c’est très très difficile. Il y a quelques dinosaures qui restent fidèles. Alors, je me suis donné pour objet de faire connaitre le reste du monde, avec d’autres façons de penser, de vivre et d’être au monde que la façon américaine. Les États-Unis ne sont pas ce qui m’attire le plus. Et surtout je ne veux pas que nous devenions tous pareils. Je publie les textes de l’Amérique latine mais d’auteurs aussi improbables que les Islandais. Dans leurs façons d’être, ils sont assez semblables aux Latino-américains : ils ont un imaginaire vivant dans la vie quotidienne, qui donne à la pensée quelque chose de spécial.
M-F. G. : Vous avez dit que les auteurs de romans étaient généreux, pouvez-vous préciser un petit peu ?
A-M. M. : Les auteurs de romans que je publie se donnent le plus sincèrement du monde. Et, dans la mesure où ils voient que ce qui m’importe, c’est que leur œuvre soient connue, nous avons des relations amicales. Il y a toute une « bande » d’auteurs que je retrouve : on mange ensemble, on boit ensemble, on discute de littérature ensemble. En voyageant à travers l’Amérique latine, à travers les divers festivals de par le monde, il me plaît de les présenter les uns aux autres. L’auteure argentine Elsa Osorio par exemple reprend ce terme dans un article : « c’est la bande de Métailié, je veux en être ». J’organise des anniversaires et l’année prochaine on va fêter les 40 ans de la maison. Ma grande victoire a été quand, à Montpellier, pour les 35 ans de la maison, ont été invités quinze de mes auteurs dont Arnaldur Indriðason l’Islandais avec Giancarlo de Cataldo l’Italien, avec Luis Sepúlveda le Chilien, avec Santiago Gamboa le Colombien, avec Rosa Montero l’Espagnole et Lídia Jorge la Portugaise. Je trouve qu’ainsi on crée une internationale et on brise les frontières.
M-F. G. : Vous êtes une femme et vous êtes à la tête d’une maison d’édition importante. Est-ce que c’est difficile d’être une femme dans ce milieu ? Est-ce que c’est facilitateur ? Y remarque-t-on une spécificité ?
A-M. M. : Je ne me suis pas posé la question quand j’ai monté la maison. J’avais participé à toutes les grandes luttes de femmes qui ont marqué l’époque, pour l’avortement et la contraception, pour l’égalité hommes femmes à la maison. Je pense que nous sommes une génération qui a beaucoup donné. En outre, j’étais sûre de mon identité et je ne voyais pas pourquoi être une femme pourrait être un obstacle à quoi que ce soit. Quand j’ai monté la maison, on m’a fait remarquer que nous n’étions que deux à être des femmes, Régine Desforges et moi. Je ne m’en préoccupais pas, je fonçais. Ceci dit, je déteste qu’on m’appelle ma petite Anne-Marie, mais je sais qui je suis. Ma mère m’a élevée vraiment toute seule et elle me disait : "Tu es toi et tu ne dois jamais dépendre d’un homme."
M-F. G. : Vous êtes vous trouvée confrontée à un univers masculin, un peu difficile ?
A-M. M. : Non. J’aime bien les hommes, ils me séduisent et je les trouve intéressants.
De plus, l’économie ne regarde pas le genre : vous vendez vos livres ou vous ne les vendez pas.
M-F. G. : Quand je me suis penchée sur votre travail eu égard à ce qui se passe aux Rencontres, j’ai remarqué qu’entre être éditeur et être programmateur de festival, il y a des choses communes. Par exemple, les équipes de Cinélatino reçoivent quatre cents films et en sont programmés un peu plus de cent. J’imagine que l’éditeur reçoit beaucoup de textes et fait un choix, une sélection. Et comme à Cinélatino, il doit y avoir à la fois des enthousiasmes qui viennent tout seuls et des regrets…
A-M. M. : Oui, c’est très semblable. J’ai une grande admiration pour Francis et Esther Saint-Dizier parce que, alors que j’ai connu ce festival il y a onze ans, je constate avec admiration l’ampleur qu’il a prise cette année. Je suis éblouie et je suis très heureuse que ça marche à ce point là, comme je l’ai dit hier soir, dans ma présentation de La Ciénaga de Lucrecia Martel. Les salles sont pleines c’est génial !
En tant qu’éditeur nous recevons environ 1200 textes par an dont peu en français. Nous lisons en espagnol et en portugais. Certains textes sont bien faits, bien propres, mais il ne se passe rien. Et puis il y a des textes, vous ouvrez et vous lisez trois pages. Vous voyez immédiatement qu’il y a un individu qui existe, à travers sa façon de raconter l’histoire, avec sa façon d’écrire. Apparaissent un nouveau point de vue, une originalité absolue. Cet auteur raconte quelque chose que lui seul voit et nous transmet. Je veux vous raconter ce qui m’est arrivé ici à Toulouse un mois d’août. Il faisait très chaud, on ne pouvait pas sortir, donc je lisais sept ou huit livres dans la semaine. Mais c’était trop mauvais et j’ai eu envie d’arrêter. Or il y avait un texte sur ma liseuse, que m’avait envoyé un ami uruguayen. Je me rappelle encore très bien la sensation que j’ai eue quand j’ai commencé à le lire : « c’est un texte qui m’emmène au bout du monde ». Je l’ai publié. Voilà la passion. La plupart des textes que j’ai dans mon catalogue m’ont provoqué ce coup de foudre. D’ailleurs le slogan de la maison dit : « Des livres pour vivre passionnément ».
Je pense que pour sélectionner les films c’est la même chose. Je me rappelle que lorsque j’ai été au jury, je ne trouvais pas de films vraiment enthousiasmants. Avec les sept autres membres du jury, quand nous avons vu La Ciénaga, nous nous sommes regardés les uns les autres. Il se passait quelque chose. Lucrecia Martel nous avait entraînés dans un monde qui n’appartenait qu’à elle.
M-F. G. : Quand les équipes de Cinélatino font la programmation du festival, elles pensent au public. Le catalogue est tourné vers les spectateurs. Est-ce que vous aussi, vous vous représentez, vous imaginez vos lecteurs ?
A-M. M. : Mon principe est que je suis quelqu’un de tout à fait ordinaire, donc si j’aime il y a au moins 1000 personnes qui pensent comme moi. Cependant au cours des années, j’ai appris à créer une sorte de « nez », qui me permet de savoir si on va atteindre un public ou pas. J’évite de prendre un texte qui pourrait paraître éloigné des publics, à moins que ce soit magnifique et que je me donne mission de changer le monde grâce à ce texte. J’essaie de faire des livres qui soient accessibles et en général les auteurs veulent être lus.
M-F. G. : Est-ce qu’il y a des contraintes économiques qui vous poussent à des choix ?
A-M. M. : En France, c’est très particulier puisque nous sommes dans un champ protégé. Le prix unique du livre, le même sur tous les points de vente, a permis de conserver des libraires ainsi que le développement et le maintien d’un secteur économique qui fonctionne à l’ancienne, selon la péréquation : on a des textes qui vendent bien qui vont financer les autres. Dans ma maison, on ne pratique pas le principe qui veut que chaque texte soit rentable. D’ailleurs, dans notre catalogue nous n’avons pas de bestsellers mais des « long sellers ».
M-F. G. : Vous avez édité le roman de Sepúlveda, Le vieux qui lisait des romans d’amour !
A-M.M. : Oui mais ça a été la grande exception. Nous avons des textes qui vendent à 800 exemplaires la première année, 2000 la deuxième, grâce au bouche-à-oreilles. Mais ce fonctionnement demande du temps. Il faut laisser aux lecteurs le temps de se parler. Le vieux qui lisait des romans d’amour a été découvert par le bouche-à-oreilles et c’est les libraires qui l’ont fait, ce n’est pas la presse. Grâce aux libraires, nous pouvons continuer à travailler. Nous avons un autre auteur de bestsellers qui est Indriðason mais il a fallu éditer quatre livres pour qu’il soit installé.
M-F. G. : Est-ce que vous pratiquez l’édition numérique ?
A-M. M. : Tous nos livres existent en format en epub. Je trouve que c’est complémentaire de l’édition papier. Personnellement je lis beaucoup de livres en epub. Je pense que ça représente 9 à 10% de notre chiffre d’affaires. Mais ce qui marche bien ce sont les romans noirs. Pour la littérature, les lecteurs préfèrent le papier.
M-F. G. : Pouvez-vous nous parler de vos relations avec Cinélatino ?
A-M. M. : Pour cela, je vais revenir aux origines de ma passion pour le cinéma.
La cinémathèque a été créée en 1964 par Raymond Borde. En 1960, Monsieur Borde, qui était prof à Berthelot où j’étais élève en 1re, a eu une idée extraordinaire : il a mis des caméras, de la pellicule et des outils de développement à notre disposition. Il nous a dit qu’en juin nous présenterions aux Nouveautés le film que nous allions faire. Nous étions un petit groupe de huit et nous avons écrit un scénario et tout le reste. C’était absolument formidable. Nous avons eu une formation au cinéma à la cinémathèque. Le lycée nous amenait au cinéma le dimanche matin, il y avait un ciné-club je ne me rappelle plus quel jour. Le mercredi soir, mon grand cousin m’amenait à la cinémathèque et avec ma mère le dimanche on voyait deux films. J’étais comblée de cinéma.
Aussi quand, en 2001, Cinélatino m’a invitée à faire partie du jury, ça a été une expérience formidable. J’ai appris à décortiquer les films. Aujourd’hui, je vois ce programme inouï et j’ai envie de me précipiter voir tout.
Entretien avec Anne-Marie Métailié réalisé à Toulouse, le 22 mars 2018 par Marie-Françoise Govin.