Entretien avec Jorge Pérez Solano à propos de son film La Tirisia, en compétition fiction au festival Cinélatino, Rencontres de Toulouse 2015.
La Tirisia est un film qui travaille énormément les symboles.
Jorge Pérez Solano : En effet, le titre même est un symbole. La maladie qu’évoque la « tirisia » est un concept issu d’avant la Conquête. Lorsque les Espagnols sont arrivés, ils ont substitué leurs idées à des concepts préexistants. Avant on parlait de « tonali » qui est l’énergie que donne le soleil. Avec les Espagnols, le concept de tonali se transforme en « esprit » ou « âme ». L’idée originelle selon laquelle le tonali quitte le corps a des origines très anciennes. Certains chercheurs mentionnent dans leurs livres le fait qu’au sein des cultures préhispaniques on trouve des chasseurs de tonali, qui volent les âmes des autres pour leur faire du tort. Cette idée qui a traversé l’histoire m’a beaucoup plu. L’idée est que comme société nous disposons d’un esprit que l’on peut identifier à nos institutions. En l’absence d’appui de ces institutions, l’esprit s’en va. Dès lors, la société se retrouve à la dérive.
Le film prend dès lors l’aspect d’une fable, d’un conte amer.
J P S : Plus précisément c’est une parodie. Ainsi, on trouve le drapeau national flottant au milieu d’une grande cour qui rappelle la place centrale (zocalo) de Mexico DF avec la cathédrale. Lorsque nous avons commencé à chercher les lieux de tournage, j’ai pensé au caricaturiste Abel Quezada qui dans ses dessins parle de la société mexicaine. Nous sommes en tant que Mexicains en train d’essayer de construire une culture à partir d’apports espagnols, indiens et afro-américains. Pour le moment, on ignore le chemin que ce processus prend. Le pays est si grand qu’il ne peut se contenter d’une seule identité. L’objectif était de raconter cette histoire à partir de notre idiosyncrasie, notre recherche d’identité. On trouve des éléments assez bizarres que nous avons dû assimiler comme l’Église, la corruption des hommes politiques censés portés les valeurs de la Révolution, l’armée qui ne nous a pas aidés à protéger nos autorités locales pour maintenir la sécurité et la tranquillité. J’utilise la tristesse comme symbole car à l’étranger le Mexique est présenté à travers les clichés de l’allégresse : les mariachis, la tequila, les plages. Sans aucun doute au fond de nous-mêmes nous sommes le contraire de ces images. Usant d’un langage symbolique j’ai choisi de faire un film sur la tristesse pour témoigner avec lucidité de mon for intérieur.
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Il est notable que les personnages féminins cheminent entre des cactus phalliques verticaux hostiles et trouvent un apaisement les pieds dans l’eau horizontale.
J P S : Lors des repérages des lieux, je cherchais une maison au milieu des cactus où pouvait vivre une femme avec ses enfants. Pour moi en effet c’était la meilleure manière d’évoquer le machisme. Une femme qui ne peut pas se confier à quelqu’un devient prisonnière d’elle-même. De même le sel était auparavant très prisé en tant que monnaie d’échange. La jeune fille utilise alors le sel comme un moyen symbolique de se purifier. Quant aux fleurs jetées dans la rivière, cela provient d’une croyance populaire selon laquelle la tristesse peut ainsi s’en aller d’un individu. De même la musique jouée à une femme est censée lui ôter sa tristesse. Lorsque j’ai parlé au chef opérateur de mon film, je lui ai expliqué que devait être mis en avant la tristesse d’une femme opprimée au sein d’une société machiste. J’ai cherché à m’exprimer avec des symboles, m’éloignant ainsi du documentaire. J’aime beaucoup réaliser les castings, rencontrer les acteurs et découvrir les personnages où ils peuvent s’identifier facilement. Ce qui m’importe est que ces acteurs puissent s’intégrer à la communauté locale, comme s’ils en faisaient partie.
C’est ton second long-métrage réalisé à Oaxaca où tu es né. Dans ton film, à la différence des films de l’âge d’or du cinéma mexicain, tu ne grimes pas des acteurs blancs pour jouer des personnages indigènes. Ceci est une manière de s’impliquer localement en mettant en valeur les histoires propres aux communautés de cet État sans se servir de l’image de l’Indien mexicain à ses dépens.
J P S : Longtemps on a cru que le Mexique était un pays où la population est majoritairement indigène. Mais la société mexicaine est en réalité métisse. La plupart des langues indiennes ne sont plus pratiquées. Je suis moi-même issu de la région mixtèque mais je ne parle pas cette langue. L’avenir du pays se trouve évidemment dans ce mélange de cultures. C’est également ce qui se passe en Europe dont la culture se nourrit des diverses migrations. Il faut arrêter de considérer le Mexique comme ayant une culture indienne mais bien davantage métissée d’origines espagnole, chinoise, japonaise, africaine, etc. Les récents gouverneurs et présidents mexicains portent des noms qui se réfèrent à l’Europe ou aux États-Unis : on ne trouvera pas parmi eux de Pérez, Hernández, Ramirez. De mon point de vue, il est essentiel de prendre en considération ces différentes identités qui composent cette nouvelle société mexicaine. Il est en outre essentiel de prendre en considération ceux qui n’ont aucune voix dans le pays. Ainsi, les Afro-descendants ont été kidnappés par les conquistadores espagnols il y a cinq siècles et se sont retrouvés au Mexique. Peu ont connaissance de leur existence au Mexique : il n’y a pas d’écrivain, de cinéaste, d’acteur issus de cette communauté. Que se passe-t-il ? Comment est-ce possible ? Si le pays est multiethnique, certaines populations sont marginalisées et oubliées du reste de la population. Ces populations ont besoin de faire entendre leur voix au pays et au reste du monde. Je veux bien accepter l’idée que mon cinéma soit impliqué dans un processus social, dans le sens où la principale vertu du cinéma consiste à « montrer » les éléments distincts qui forment un pays et une culture.
J’aimerais que tu nous parles de ta collaboration avec le chef opérateur César Gutiérrez Miranda avec lequel tu as déjà travaillé sur ton précédent long métrage Espiral et qui est également le chef opérateur des films de José Luis Valle (Workers, Las Busquedas).
J P S : Nous sommes issus de la même école, bien qu’il y ait une différence de génération de 15 ans. César Gutiérrez Miranda est davantage le chef opérateur de José Luis Valle que le mien : il m’a été prêté [rires]. En effet, ma génération de chef opérateur s’est perdue dans d’autres types de travaux. J’apprécie énormément l’appui que m’offre la vision très moderne qu’a César Gutiérrez Miranda de l’image et du cinéma en général. Je suis issu d’une génération formée aux images classiques du cinéma mexicain des années 1950, très bien illustré par les films de Roberto Gavaldón, Emilio Fernández, Ismael Rodríguez. J’aime beaucoup le cinéma mexicain comme les films de Ripstein. Si je travaillais aux États-Unis je ferais au moins un film par an mais il ne peut en être ainsi car je suis Mexicain et je dois faire des films mexicains. Avec César Gutiérrez Miranda j’ai rencontré une vision plus moderne de ce que peut être le cinéma. Pour La Tirisia, je voulais effectuer un grand changement par rapport à Espiral qui est davantage dialogué, plus académique, plus formel. J’avais donc besoin d’expérimenter d’autres choses. Le chef opérateur m’a dans cette démarche beaucoup aidé en m’offrant un film plus visuel, plus silencieux, moins musical et donc plus cinématographique. L’image est aussi importante que le son mais il faut pouvoir l’expérimenter. Ceci a déterminé le rythme du film qui reflète bien le rythme de la province mexicaine. Nous sommes soumis à l’exploitation et aux violences sociales. Pourtant, on continue à vivre comme s’il ne se passait rien. Actuellement, on parle des événements sanguinaires d’Ayotzinapa, du Michoacan, des narcotrafiquants... Tout ceci se retrouve dans l’atmosphère où se situe le quotidien de ces populations rurales. Le drame vécu se trouve alors à l’intérieur des personnes et des familles. On ne peut nier la violence physique à l’intérieur de ces familles qui extérieurement semblent vivre dans la tranquillité.
Au final, l’usage de la lumière dans un film ne doit pas se voir, mais exprimer un poids sur les êtres, définir les cadres. J’ai toujours aimé les grands plans où les personnages semblent petits face aux paysages. Depuis mon enfance, j’ai été émerveillé par les peintures du muraliste mexicain José María Velasco Gómez où apparaissent une multitude de magnifiques paysages du Mexique.
Concernant les cactus, en dehors de leur image phallique, je dois préciser que je les avais associés aux candélabres des églises, cette union entre la nature et la religion offrant une belle image du syncrétisme. Le cactus symbolise l’union de la religion catholique avec la nature. Ce sont des éléments du passé qu’il ne faut pas perdre de vue afin de pouvoir continuer à aller de l’avant.
Les petits personnages dans un vaste paysage est une esthétique issue des images de Gabriel Figueroa.
J P S : En effet, en l’occurence pour Espiral, l’intention était alors de travailler comme le faisait Gabriel Figueroa sans le copier. Lui-même faisait référence dans son travail aux muralistes Orosco, Rivera. La peinture a durant le siècle tellement évolué qu’elle a laissé de côté la nécessité figurative pour évoluer vers l’abstraction. Le plus proche du cinéma reste la photographie aussi nous nous en sommes inspirés dans Espiral. Le travail photographique sur La Tirisia a été en revanche plus libre, plus personnel sans oublier Velasco, peintre du XIXe siècle.
À la différence d’Espiral, La Tirisia n’inscrit pas ses personnages dans des cadres sociaux élargis tels qu’une famille.
J P S : Oui, je souhaitais ainsi éviter une représentation folklorique. Car la famille que je présente dans La Tirisia est aussi celle que l’on retrouve en ville. Ainsi, certains spectateurs urbains se disent « heureusement, nous sommes loin de cette réalité ». Mais pour moi la seule qui change ce sont les paysages alors que les situations restent les mêmes. Il s’agit d’une représentation non seulement de la campagne mais du pays en général, c’est pourquoi la communauté villageoise n’apparaît pas à l’écran. La convivialité, les fêtes, toute la vie villageoise reste ainsi en dehors du film. Ainsi Espiral est proche de la communauté villageoise alors que La Tirisia reste à côté d’elle, invisible. Le père qui abuse de sa belle-fille et la mère qui laisse faire : c’est dur et cela trouve moins sa place dans des questions communautaires. Le seul trait humoristique que je me suis permis est La Canelita, un personnage gay qui vit sa sexualité de manière libre. Pour rompre avec le stéréotype selon lequel le gay est une victime du machisme, le personnage de La Canelita vit normalement au sein de la société sans avoir à souffrir des préjugés moraux des décennies antérieures. Ainsi, à un moment donné je voulais inclure une scène d’opposition entre Silvestre et Canelita mais alors du tournage je me suis rendu compte que cela n’en valait pas la peine. Dans El Lugar sin limites de Gabriel Ripstein que j’aime beaucoup, le personnage de la Manuela est assassiné par deux machos provinciaux : trente ans plus tard, je pense que ce type de situation ne peut plus avoir cours ainsi.
L’oppression est d’autant plus forte sur les individus, qu’on ne peut ni la voir, ni l’identifier. Les personnages en sont d’autant plus opprimés et éprouvent la « tirisia ».
J P S : Et conduit ainsi à la faiblesse de la joie. Il n’y a pas de lieu envisageable pour trouver le bonheur, pour échapper à cette atmosphère dominante. Ceci provient de notre propre histoire. Je suis en train de développer une recherche sur un leader mixtèque, à propos duquel j’aimerais beaucoup faire un film. Un anthropologue m’a expliqué que la force de ce leader vient de ses fonctions sacerdotale, militaire et d’homme d’État. Ainsi la population se sentait protégée par ses leaders ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui. La population mexicaine se sent dès lors abandonnée alors que nous ne devrions pas être contraints à subir cette sensation. Nous devons créer des forces en tant que société et individus afin de pouvoir formuler nos exigences et nous sentir bien au sein de notre communauté. Telle est précisément l’intention du film. La structure même du film laisse de larges espaces vides qui laissent le spectateur penser. J’ai déjà assisté à des projections où le public se demandait pourquoi il y a ces espaces creux : il est en fait habitué à ce que le réalisateur ou le scénariste lui explique tout, alors que le cinéma est un complément de la vie. Les films ne sont pas là pour donner la vérité, c’est bien là le problème de certains films de genre. Il faut davantage offrir quelques éléments qui permettent de penser la réalité que l’on est en train de vivre. À partir de là, on peut commencer à s’activer dans la société. Telle est une autre intention du film.
Le film développe une ironie voltairienne, en mettant en avant le rôle de la religion dans la vie individuelle et qui est bien souligné par le fait de diviser le film en chapitres associés au calendrier liturgique.
J P S : Ce calendrier rend hommage aux différents saints, ce qui contraste totalement avec le comportement de chacun. Au moment où au Mexique la population réclame la destitution du président de la République, on imagine en effet que le pouvoir était aux mains des politiques alors qu’il est entre les mains de l’économie. Ce n’est cependant pas un sujet que j’ai inclus dans le film. Je pense que nous n’avons pas encore mis de côté le pouvoir religieux : nous y sommes encore soumis. Il est difficile d’affronter les ennemis du passé alors que l’on doit affronter les ennemis à venir. En marchant ici et là dans les villes et villages du monde, à Toulouse comme ailleurs, qu’architecturalement l’Église est présente par sa domination et sa force oppressive. Pourtant, nous sommes convaincus que l’ennemi actuel principal est le pouvoir économique. Nous avons atteint un certain niveau de dénonciation et d’affrontement à l’égard des ennemis du développement d’une société. Je ne sais si vous y êtes arrivés à atteindre les valeurs républicaines de Liberté, Égalité, Fraternité, quant à nous c’est évident que non.
La présence de la troupe de cirque dans le film témoigne d’un art décadent. Les cultures ne sont pas issues de l’improvisation mais en cultivant l’intelligence, en luttant contre l’analphabétisme. Je pense qu’il manque beaucoup de préparation de la part des communautés. Je pense que cette politique de surprotection des Indiens n’est profitable pour personne et qu’il faut ouvrir des espaces pour l'éducation. De néfastes us et coutumes persistent qui permettent encore la vente de femmes ou compromettent l’avenir des adolescents. Le monde s’ouvre tellement que nous devons nous en servir en exemple et que les jeunes filles puissent aller à l’école, que les femmes aient la possibilité de travailler, qu’elles puissent se développer, protester. Espiral et La Tirisia ont en commun l’idée selon laquelle il y aurait comme une génétique de la soumission des femmes mexicaines. Je pense que cela va disparaître grâce à l’éducation et à la culture qui nous permettent d’avancer.
Entretien réalisé par Marie-Françoise Govin et Cédric Lépine à Toulouse en mars 2015, lors du festival Cinélatino