Premier long-métrage du jeune réalisateur colombien (de Cali), le film a remporté la Caméra d’or à Cannes en mai 2015 ; il est sorti en salles en France le 3 février 2016. Cédric Lépine a publié sur ce blog une première interview du réalisateur le 13 mars 2016. Voici quelques précisions complémentaires.

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Marie-Françoise Govin : Vous avez déclaré lors d’interviews que ce film est le résultat d’un travail très long, qui a duré plus de 10 ans. Pouvez-vous raconter l’histoire du film ?
César Acevedo : Je n’ai pas étudié le cinéma mais le journalisme à Cali, dans une section audiovisuelle ; j’ai commencé en travaillant sur des courts métrages, des documentaires, sur la lumière et la photographie. À un moment, j’ai décidé de raconter mes histoires mais je ne savais pas de quoi parler.
À la mort de ma mère, le film est né d’une douleur personnelle, celle qu’a provoquée la séparation de ma famille. J’ai essayé de « récupérer » des personnes (celles que j’aimais le plus) à travers le langage cinématographique et ainsi de leur faire mes adieux. À 19 ans, j’ai commencé à écrire un scénario et un an plus tard, j’avais 20 ans, il était presque prêt. Mais j’étais très jeune, j’apprenais. J’ai écrit pendant un temps très long. Puis j’ai cherché des financements, tout seul. Et au bout de quatre ans sont arrivés les producteurs - Burning blue, une société de production colombienne – et nous avons commencé à construire le projet, à faire des réunions, à le faire avancer. Après il y a eu un long processus non seulement de préparation mais aussi de démarches pour obtenir les financements.
Mais, pour moi, le film est lié à un deuil. C’est pour cette raison que ça m’a tant coûté de le réaliser et de le faire consciencieusement.
L’équipe est jeune : moi j’ai 29 ans et la majorité a autour de 30 ans ; il a fallu du temps pour préparer tout le monde à faire le film.
MFG : Pouvez-vous expliquer le titre : La Terre et l’ombre, surtout l’ombre ?
CA : C’est comme une métaphore qui renvoie à ce à quoi se réfère le film.
La terre c’est ce que nous sommes : notre histoire, notre mémoire, notre identité et quand nous perdons ce lieu, tout ce qu’on risque de perdre.
Et l’ombre… Tout le temps du film il y a l’arbre, c’est un lieu physique où nous nous réunissons.
L’ombre c’est un peu nous-mêmes aussi, c’est un lieu physique mais c’est aussi un lieu que nous portons en nous-mêmes dans notre for intérieur, un endroit où nous cherchons à rencontrer les personnes que nous aimons, et qui sont mortes ; un endroit où se trouve l’absence et les absents.
MFG : Le travail des coupeurs de canne est un travail dur, où les gens sont maltraités, comme en esclaves. Peut-on dire qu’il y a un engagement social ou politique dans le film ?
CA : Oui. Je pense que le film est très politique mais ce n’est pas traité comme un pamphlet ou une dénonciation. Il donne une opportunité de connaître les conditions de travail des personnes qui travaillent dans les champs de canne à sucre ; il montre les valeurs de ce travail manuel, comment les coupeurs luttent pour gagner leur liberté et leur dignité. Il donne aussi à voir les conditions d’exploitation auxquelles ils sont soumis, pour dénoncer une fausse idée du progrès, qui passe par-dessus les êtres humains et la nature. Je voulais faire connaître ces personnes parce que, en général, les gens acceptent ceci comme si c’était normal. Tout comme ils acceptent ce qui se passe pour le paysage. Je voulais le montrer, pour que chaque personne puisse chercher au fond d’elle ce qu’elle ressent et regarde si c’est juste ou non.

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MFG : En 2008 et 2012, je crois, il y a eu des grèves et des luttes importantes. À cette époque, votre film était déjà en préparation. Avez-vous connu ces faits et si oui ont-ils influencé votre scénario ?
CA : Quand j’ai écrit, il y a eu des grèves mais elles sont récurrentes. J’en ai eu écho parce que je suis originaire de là-bas. Au début je pensais faire un film très personnel mais quand je suis allé sur ces terres, que j’ai vu ce travail, j’ai voulu montrer ce qui se passait dans notre pays et que nous ne voyons pas. Arrêter d’être indifférent. J’ai fait beaucoup de voyages là-bas quand il y a eu ces mouvements. J’ai également fait des recherches pour comprendre comment vivent les gens et ce qu’ils ressentent.
J’ai visité ces endroits en moto pendant un an, en plusieurs voyages périodiques. Je me suis perdu dans des sortes de labyrinthes. J’ai voulu comprendre le vide et la désolation qu’on trouvait dans ces terres. Je voulais aussi me rapprocher des gens dont c’est le seul travail possible ; il les rend malade et peut les tuer. Je voulais montrer le sentiment héroïque des gens de la campagne qui, par-dessus tout, aiment leur terre et la travaillent. Ils sont très courageux - dans un monde où dominent les valeurs économiques - de lutter avec beaucoup de force.
MFG : Est-ce qu’il a été difficile d’entrer en contact avec les coupeurs de canne ?
CA : Non. Avec eux, ce n’est pas difficile mais les propriétaires de la terre, les patrons leur ont fréquemment interdit de parler avec nous. Ils ne nous ont pas donné les permis pour enregistrer et évidemment ils ne voulaient pas que le film se fasse.
Les gens (les coupeurs de canne) étaient aimables mais ils avaient peur et ne voulaient pas avoir de problèmes
Alors, nous avons décidé de construire la maison sur un terrain privé pour avoir la liberté et qu’on ne puisse pas nous embêter ; cependant il y a eu beaucoup de choses qui n’ont pas pu se faire parce que nous n’avions pas les permis.
MFG : Vous avez vécu à la campagne ?
CA : Non. J’ai toujours vécu en ville, à Cali, la capitale de cette région, mais toute ma famille vivait dans des villages des environs. J’ai des souvenirs depuis que je suis petit. Je me rappelle mon enfance : j’allais avec mon père sur une moto mais nous voyions le paysage différemment, comme séparés dans le temps et dans l’espace. Nous regardions par des fenêtres différentes comme des mondes distincts. Mon père voyait ce qu’il y avait avant, le paysage avec les paysans, sa maison et les oiseaux et pour moi, il n’y avait que la canne à sucre et un sentiment de perte.
MFG : La famille est au cœur du film. Quelle est la part autobiographique ? Ce qui touche la mort de votre mère ?
CA : Oui. Beaucoup de sentiments tournent autour de ça. Je veux montrer un rapprochement à travers la douleur et des difficultés à maintenir les liens avec les personnes qu’on aime. Je pense surtout que le film parle de l’importance de l’union familiale et des valeurs qu’elle porte pour faire un être humain.
Il a fallu prendre une certaine distance avec ces choses pour construire la fiction mais le film confronte plus des sentiments que des faits, des choses intérieures, des passions, la sagesse des choses qui ne sortent pas normalement du plus profond de soi.
MFG : Pour le travail d’acteur, vous avez choisi la préparatrice d’acteurs Fatima Toledo qui est très connue. Pourquoi une préparatrice d’acteurs et comment avez-vous travaillé avec elle ?
CA : Au début nous voulions travailler avec des acteurs professionnels. Nous avons fait un grand casting mais il n’a pas fonctionné, parce que ce n’est pas seulement l’interprétation qui m’intéresse mais plutôt traiter une histoire dans la campagne. Ma recherche portait sur une authenticité : sentir la vérité des corps travaillant la terre. Nous avons décidé de changer le casting et de chercher dans la région. Pour finir, seule la femme est une actrice professionnelle et a une expérience ; la femme qui joue la grand-mère a fait du théâtre. C’est un groupe très diversifié. Nous avons décidé de travailler avec Fatima parce qu’elle a une méthode très particulière.
Je n’ai jamais donné le scénario aux acteurs ; je ne voulais pas qu’ils se créent leurs personnages d’après le scénario. On leur a expliqué qu’ils allaient les découvrir entre eux. Avec Fatima ça a très bien fonctionné parce que nous voulions éveiller leur mémoire émotionnelle pour qu’ils découvrent en eux leur force, qu’ils soient conscients de ce qu’ils ont en eux. La préparation a duré cinq semaines. Quand ça a été terminé avec Fatima, au tournage j’ai cherché à établir des connexions émotionnelles entre leur jeu et ce que je voulais obtenir dans certaines scènes.

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MFG : Fatima Toledo a travaillé dans de nombreux films célèbres. Comment l’avez-vous connue ?
CA : C’est une idée des producteurs. J’avais fait deux courts métrages auparavant où il y avait des problèmes avec la direction d’acteurs. Je n’avais pas beaucoup d’expérience et il me manquait quelque chose dans la direction d’acteurs. Comme le film a une charge émotionnelle très forte, il y avait besoin de travailler très intensément avec les acteurs pour qu’ils réussissent à transmettre beaucoup d’émotions. Alors quand le producteur a dit qu’il connaissait Fatima, nous avons décidé d’essayer de travailler avec elle et nous lui avons envoyé le scénario. Elle en est tombée amoureuse et tout de suite nous avons commencé à travailler ensemble.
MFG : Quelle est la place de ce film dans le panorama du cinéma colombien ? Quels sont les liens avec les cinéastes de Cali ?
CA : Je me suis formé avec cette nouvelle génération de Cali qui fait des films, et qui m’a beaucoup influencé mais je pense que dans tout le pays il y a beaucoup de gens qui essaient de porter un nouveau regard sur notre réalité. Je pense que le cinéma est un art qui permet de réfléchir et de construire la mémoire.
Il y a un cinéma commercial et un cinéma personnel : aujourd’hui, le public répond différemment aux deux propositions. Il y a un groupe qui considère que faire du cinéma est un acte de résistance, à partager ; il ne s’agit pas seulement de prendre une caméra et de filmer mais tout est dans l’acte de le faire. Je fais parti de ce groupe ; il s’agit de raconter des histoires qu’il est urgent de montrer. Parler de ce qui est invisible dans ce pays, ce qui est inconnu, de choses qu’on nie. C’est pour ça que je vais filmer dans la campagne, pour montrer toutes ces choses niées.
MFG : Les spectateurs sont très sensibles à la souffrance des coupeurs de canne.
CA : J’ai eu l’opportunité de partager le film dans beaucoup de lieux du monde et j’ai constaté qu’on peut s’identifier à ce conflit, à ce sujet parce que le film traite de valeurs familiales, de liens physiques, et aussi de la valeur de la terre et de la résistance. Il traite de quelque chose de fondamental dans tout être humain. Je suis très content quand les gens sont émus. Je pense qu’il y a des personnes qui se sacrifient dans notre société et qui souffrent beaucoup. Et nous ne le reconnaissons pas. Un film nous le fait ressentir, plus ou moins. C’est pour ça que je fais du cinéma, parce que je pense que ça nous permet de nous sentir plus humains.

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MFG : Pouvez-vous parler des personnages féminins et en particulier de la grand-mère qui décide de rester. Y a-t-il une notion de sacrifice ?
CA : Je ne voulais pas qu’elle s’en aille.Si elle était partie, ça aurait signifié que toutes ses luttes, toute son existence même, n’auraient plus eu aucun sens pour elle. Pour beaucoup de gens –et pour beaucoup de spectateurs - la terre est considérée comme une valeur économique ; pour elle, c’est autre chose : elle l’aime parce c’est elle qui la définit.
Ce qui est dur à accepter, c’est qu’il y a des gens qui peuvent mourir pour leur terre, parce qu’ils croient en ces valeurs qu’ils sont en train de perdre. La racine de la résistance est représentée par la grand-mère. Elle peut paraître mesquine mais il faut aussi la regarder autrement parce que c’est une personne pleine d’amour ; dans le film son mari qui l’a abandonnée revient et elle revit une grande douleur. Bien qu’elle souffre beaucoup, jamais elle n’abandonne la lutte pour sa famille.
MFG : Pouvez-vous aussi parler de l’esthétique du film ?
CA : Je veux parler de la photo et du son. C’est aussi le premier film du chef opérateur, il s’appelle Mateo Guzman. Il y avait un enjeu très grand parce que c’est un film avec peu de paroles et beaucoup de silence : ce sont des portraits montrant des sentiments très forts, des êtres blessés qui ne peuvent pas exprimer leurs sentiments les plus profonds. Nous avons cherché la manière d’extérioriser les sentiments par l’image et par le son.
Par exemple, nous avons étudié des peintures pour comprendre des compositions en adéquation avec nos idées. Il y a deux références très grandes : Jean-François Millet pour les travailleurs des champs, les tableaux comme Les Glaneuses et leurs intérieurs et Andrew Wyeth, un peintre nord-américain qui montre la désolation - qui est un élément très fort du film. La présence physique qui est dans cette maison est comme la métaphore d’un enfermement émotionnel.
La préparation a duré de nombreux mois. Pour construire la maison nous avons tout pensé. Ainsi nous avons pu contrôler les détails, comme la fenêtre ; pendant la construction, nous avions dans la tête tous les éléments qui nous permettraient d’atteindre ce que nous cherchions.
Le son est ce que nous avons le plus travaillé. Dans les champs de canne à sucre, on n’entend rien, il y a très peu de bruit, très peu de sons. Nous avons dû construire le son du film autour de deux idées clés : d’une part créer une atmosphère sonore, l’impression de la désolation. Et d’autre part, le son permet que les actes du passé reviennent en écho. Par exemple, les chants des oiseaux, c’est une présence qui n’existe pas : on les entend mais jamais on ne les voit comme une chose qui revient du passé.
Cf. entretien de Cédric Lépine avec César Acevedo