Rencontre avec Christophe Bertschy à L’Usine. Le dessinateur et scénariste de Nelson est un grand gars tout simple, extrêmement sympathique, d’une modestie et d’une gentillesse incroyables.
L’interview commence par une conversation à bâtons rompus sur le numérique, l’avenir des journaux en ligne, le modèle Mediapart intéresse beaucoup Christophe Bertschy dont les strips paraissent en prépublication dans Le Matin, journal suisse dont la version internet est gratuite. Le fait qu’il n’existe pas de version papier de Mediapart, que les lecteurs soient des abonnés, fidélisés, que ce mode de financement assoie une indépendance face aux grands groupes passionne le papa de Nelson qui trouve les 9 euros mensuels très attractifs, 3 à 4 fois moins cher qu’en Suisse…
Le modèle numérique est passionnant et il m’a toujours attiré…
Oui, d’ailleurs la bédé se met au numérique, des albums paraissent sur Iphone, c’est une expérience qui vous tente, justement ?
Oui, beaucoup et je pense que c’est incontournable. Il y a une version démo de Nelson que je promène dans ma poche qui devrait sortir vers septembre et je fais pression sur mon éditeur, Dupuis, pour qu’on y soit, ça fait 7-8 ans que je suis derrière et on commence à voir le bout du tunnel. Mais j’aime beaucoup l’expérience des Japonais ou des Coréens qui pour un ou deux euros par mois s’abonnent et reçoivent tous les jours leur strip. Ils sont dans le métro, n’importe où, ils ont leur strip sur leur portable, ça les fait rire ou pas, ils peuvent le conserver ou l’effacer, le forwarder. Mais c’est exactement le but de ce genre de petit gag quotidien, ce clin d’œil, cette complicité avec le lecteur.
Et cela fait maintenant huit ans que cela dure, Nelson ?
Même plus que cela : huit ans et trois mois ! (rires) Cela fait donc 2040 gags, 2040 jours…
Et l’idée de Nelson est née comment ?

J’avais très envie de créer un petit personnage insupportable qui fasse toutes les crasses que j’ai rêvé de faire et que j’ai peut-être faites et d’autre part j’avais la volonté de dessiner un petit strip quotidien. Je suis très à l’aise dans les histoires très courtes. Partant de ça, j’ai réfléchi un peu, j’ai proposé ça à un journal suisse sans trop y croire et ça a finalement intéressé du monde.
Un strip quotidien, c’est une performance…
Non, c’est mon métier et c’est du plaisir ! J’ai toute la journée pour chercher un gag, je finis par le trouver…
Et il y a des jours où le gag ne vient pas ?
Ben oui, vous avez vu qu’il y a des jours sans ! (Il rit.) Plus sérieusement, il y a des jours où je cherche, je tourne en rond, je ne trouve pas, je suis très désagréable avec mes proches. Ça dure un jour, deux jours, et le troisième je trouve cinq, six histoires et le tour est joué. C’est une mécanique très précise, il suffit parfois de changer l’ordre des cases, d’inverser une bulle, de présenter la situation de manière différente pour tout à coup trouver la solution. Et parfois tout se débloque au même moment.
Alors, oui, chaque fois c’est une grosse angoisse, j’ai l’impression que je ne trouverai plus jamais un gag, ou que j’ai tout dit. Avec le recul, je me dis que tant que je m’amuse et que j’amuse le lecteur, je peux faire ça ad vitam aeternam.
Et il est arrivé que le journal appelle pour réclamer un strip avant le bouclage ?
Non, je suis bien organisé, très structuré. Comme je suis quelqu’un d’assez feignant, c’est bien, cela me donne une discipline, j’envoie mes six strips toutes les semaines. Et même si je n’envoyais pas mes dessins, je pense que le journal sortirait quand même. (Il rit.) Le Matin est un tabloïd, genre Le Parisien. Il faut quand même rester conscient que les gens qui aiment se précipitent dessus, les autres s’en foutent. C’est là ou pas, comme l’horoscope, les mots croisés ou la météo… la vie continue. C’est un élément périphérique du journal et en même temps assez addictif pour le lecteur. Un petit rendez-vous.

Il n’existe pas de newsletter, du type « recevez votre strip Nelson chaque jour » ?
Dupuis l’a fait pendant un petit moment, cela avait pas mal de succès. Je ne sais pas du tout comment ils avaient mis ça au point techniquement, c’était assez lourd, je crois. Moi je suis pour, on est dans le gratuit, les gens ne paient pas pour recevoir leur strip, mais c’est bien, ils peuvent envoyer un strip qui les a fait marrer à leurs amis et cela augmente la notoriété de mon personnage. Et ça reste léger. Ce sont les gens qui font la démarche, ce n’est pas du spam.

Et pourquoi un recueil aujourd’hui ? Il y a les albums, là on est dans un format différent ?
J’ai commencé par faire des strips en bichromie, calibrés adultes, pas très compliqués mais je pensais plutôt faire rire des gens de mon âge. Et à ma grande surprise, quand Dupuis s’y est intéressé, c’était pour la collection « tout public » et ils ont passé ça tout de suite dans Spirou. Et moi je n’imaginais pas une seconde que cela puisse faire rire des enfants. Certes, ce sont de grosses formes géométriques, des grosses bouilles, un personnage insupportable qui casse tout ce qu’il trouve, des gags très visuels, tout cela pouvait les amuser. Chez Dupuis, on m’a conseillé de colorier tous mes strips, je l’ai fait, c’était plus élégant sur de grands albums cartonnés. Ces albums ont trouvé leur public. Mais après quelques années, on s’est demandé si quelques adultes ne sont pas passés à côté, parce que certains méprisent les grands formats tout public style Boule et Bill ou Tuniques Bleues. Du mépris ou l’idée de se dire « c’est pour les 6-8 ans, ce n’est pas pour moi ».
Et puis certains auront peut-être envie de les collectionner, je ne sais pas. Il y a souvent des gens qui viennent me voir avec des strips qu’ils ont découpés dans le journal, ils sont tout gênés de me dire qu’ils n’ont pas les albums. Moi je trouve ça plutôt chou, j’aime bien, ça me touche.
Donc, Dupuis a eu l’idée de ressortir ces albums dans un format beaucoup plus proche de leur origine, dans un format italien, élégant, en bichromie, plus facile à transporter, à lire dans le métro. Ce sont de beaux objets, je suis très content…
En ce qui concerne le choix des 180 strips par album ?
Ça correspond plus ou moins aux albums en quadrichromie.



Il y a 8 albums. Les 8 seront repris sous ce format ?
Si ce n’est pas un désastre financier, je pense, oui… On est déjà en train de travailler sur les tomes 3 et 4, qui paraîtront en octobre et verront le jour quels que soient les chiffres de ceux-ci et ensuite on verra. Moi je fais mes gags, ensuite tout ce qui est de l’ordre du marketing et de l’édition me dépasse un peu…
Techniquement, vous travaillez comment ? Vous êtes graphiste de formation…
Oui et de ma formation et pratique de graphiste, j’ai conservé la maîtrise d’un software de dessin qui s’appelle Corel Draw, un truc tout con, pas cher du tout, qui équipe la plupart des ordinateurs personnels et qui est destiné à faire des petits logos, des cartes de vœux, n’importe quoi… J’ai étudié et utilisé ça quand je faisais de la publicité et j’ai découvert qu’en le détournant un peu je pouvais faire de petits personnages. Cela avait le double avantage de me distinguer par rapport aux gens qui dessinent à la main super bien, d’être original et par ailleurs ça me permet de reprendre des éléments du décor, de faire du copier/coller… au début cela m’a pris un temps fou et finalement je vais de plus en plus vite. En plus ça me donne un trait extrêmement lisible, qui peut être réduit, qui passe très bien sur téléphone, qui est naturellement assez techno, assez glacé, moderne. Cette technique colle donc exactement au genre d’histoires que je voulais raconter.
Mais cette technique, c’est anecdotique pour moi. Je fais des histoires. Je me suis heurté évidemment à l’hostilité de pas mal de puristes qui aiment bien le pinceau sur papier, les aquarelles. Ils m’ont dit que ce n’était pas de la bédé, pas du dessin… Tant pis pour eux !
Nelson, dès l’origine, était orange.
Résolument orange !
Résolument orange, donc. Grimmy, Garfiled sont orange, il y a une parenté ?
Je ne suis pas fan de Garfield. Ça me paraît totalement naturel que l’on compare notre travail, je ne vais pas me vexer, Garfield est un strip de format mondial, très bien calibré, reconnu universellement. Je préfère Grimmy, qui est plutôt jaune d’ailleurs. La comparaison est inévitable, c’est le même format, le même type de personnage un peu parasite, accompagné d’un adulte, il y a un tas de points communs. On m’en parle mais je ne crois pas, sincèrement, m’en être inspiré, ce n’est pas mon truc, je préfère de loin Calvin et Hobbes.

Le strip est un genre plutôt américain, vous avez des références en la matière ?
Oui. Enfant, comme la plupart des gosses, j’ai lu Boule et Bill, Schtroumpfs, Astérix et autres Lucky Luke, les grands grands classiques. Ensuite j’ai fait une longue coupure, je me suis davantage intéressé aux Américains, Gary Larson, Calvin et Hobbes, Dilbert. Je me suis de nouveau occupé de l’école franco-belge quand je suis arrivé chez Dupuis, je refais mon gap, mon éducation à vitesse grand V, mais j’ai l’impression d’avoir davantage été influencé par l’école nord-américaine, Tex Avery, Tom & Jerry que par l’agent 212 ou Rick Hochet. Des trucs qui vont à toute vitesse. C’est mon format, aller à l’essentiel…

J’ai essayé de faire des trucs un peu plus long, et c’était un peu la même substance mais étirée. Certains font ça très bien, ils posent des univers, des dialogues… Je suis plus à l’aise dans la rapidité.
Donc Nelson dans une aventure complète, c’est mission impossible ?
Je peux essayer, je ne suis pas sûr d’avoir ce talent. On a déjà vu des gens changer de format, ce n’est pas forcément un succès. Evidemment, fatalement, ça devrait me tenter tôt ou tard, mais il faudra que je m’entoure, que je me fasse conseiller par des gens qui ont plus d’expérience que moi, ça me semble un métier très différent. J’ai l’impression de très bien maîtriser la technique du gag court mais de là à tenir une histoire sur 46 planches… Il faudrait que je commence avec beaucoup d’humilité.
Cette série est une quotidienne, en prépublication dans un journal. L’actualité vous inspire ?
Oui, mais plutôt une actualité qui touche tout le monde, le quotidien, la pollution, la technique, la conduite au volant avec un portable, ce genre de choses. Les sujets plus ponctuels vieillissent terriblement vite, les JO, un homme politique, c’est rigolo sur le moment, mais ça se périme vite, cinq, dix ans après quand on ressort l’album, ça ne correspond plus à rien. Je suis plus dans des faits de société, hors actualité immédiate.

Par rapport à l’actualité justement, Nelson rappelle aussi Maurice et Patapon de Charb qui sont beaucoup plus politiques. C’est un dessin que vous appréciez, dont vous vous différenciez ?

J’admire beaucoup ce côté trash, mais je suis bien incapable de le faire. Je le ferais beaucoup moins bien que Charb. Moi je ne suis pas dans le subversif, cela reste très bon enfant.
Il y a des sujets que vous vous interdisez, vous vous êtes censuré ou l’avez été parfois ?
Non. Je m’interdis certaines choses mais c’est lié à Nelson. Cela reste très bon enfant comme je vous l’ai dit. Il y a beaucoup d’ironie, peut-être une pointe de cynisme, mais ce n’est volontairement pas très subversif. Distrayant. Je touche un public tellement large. Je ne suis pas très militant. Ce n’est sûrement pas très courageux de ma part, un peu lâche, même. Mais c’est mon genre, c’est le genre de Nelson.
L’actualité, c’est aussi le quotidien des personnages, qui se construisent de strips en strips…
Fatalement. Je mets aussi un maximum de moi-même dans Nelson. Ou des gens qui m’entourent. Comme me le dit souvent ma compagne, le couple est constitué à la maison, Julie et le diablotin. D’ailleurs, beaucoup de gens sont étonnés en me voyant en dédicace, ils s’attendent à une femme, j’en déduis que j’ai une part de sensibilité féminine, je trouve ça très flatteur. Je voulais dessiner une femme, Julie, c’est plus sympa à dessiner, ça m’ouvrait la porte à beaucoup de situations rigolotes.

(D’ailleurs, Christophe Bertschy trouve que la serveuse ressemble beaucoup à Julie et il lui offrira un exemplaire dédicacé du strip book à la fin de l’interview.)
C’est donc en partie autobiographique, j’en déduis que cela parle aux lecteurs, qu’ils s’identifient : le monde du travail, autour de la machine à café, ou chez soi, le canapé, la télécommande. Plus j’y mets de même, comme je n’ai pas une vie extraordinaire (rires), plus les gens s’y reconnaissent.

Donc l’histoire du rouleau de papier toilette, c’est du vécu ?
Non, pas ça. (rires) Bien sûr j’ai bien du piquer du papier, des trombones, au bureau, comme tout le monde, mais pas de papier toilette et par chance, je n’ai pas été affublé d’un diablotin…

Vous êtes Suisse. Il y a un humour suisse ?
Il explose de rire.
Non. On rit beaucoup des Français, c’est un sujet inépuisable, ça nous fait bien marrer. Mais non, le rire est universel.
Il y a des dessinateurs suisses, des auteurs, une bande dessinée suisse. Marini, Zep, Derib, Peeters, Cosey... Mais les éditeurs se moquent bien de savoir si on est suisse, belge, polonais ou que sais-je. Ils veulent quelque chose d’efficace, un potentiel, peu importe d’où l’on vient.
Vous imaginez un autre personnage que Neslon, en créer un nouveau ?
Je travaille sur autre chose, j’ai d’autres projets, sans doute dans ce même format, que je maîtrise, facile à prépublier. Je fais mon lot de strips hebdomadaires en
deux ou trois jours, ça me laisse du temps pour réfléchir à un autre univers. Mais cela reste vague, je ne peux pas vous en dire plus.
Et des produits dérivés Nelson ?
Je rêve d’une peluche Nelson. Il faut en parler aux génies du marketing de chez Dupuis.
Propos recueillis par Dominique Bry
Prolonger : Nelson, le diablotin des colonnes
Nelson, Strip Books 1 & 2, de Christophe Bertschy, Dupuis, 192 p, 13 € 50 l’un.

