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Billet de blog 21 juin 2010

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Misanthrope sociable. Diacritik.com

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Lui, Philippe Djian

« Lui », c’est un homme sans nom ni prénom. Sans visage même, du moins sur la couverture de cette bd déroutante de Jean-Philippe Peyraud sur un texte de Philippe Djian. 

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« Lui », c’est un homme sans nom ni prénom. Sans visage même, du moins sur la couverture de cette bd déroutante de Jean-Philippe Peyraud sur un texte de Philippe Djian.

A l’origine, il y a une pièce de théâtre (Lui - Éd. de l'Arche, 2008), un huis-clos noir et dense, aux dialogues incisifs, cruels et violents. Dialogues repris dans cet album qui met en scène des conversations ciselées. Avec beaucoup de rythme et de force, Lui bouscule le temps et les repères, refusant toute chronologie, dans un entrelacs de rencontres entre le personnage principal – « lui » – et des femmes – trois –, stéréotypées, peut-être caricaturales, qui semblent sorties tout droit d’un fantasme permanent.

Illustration 1
© Djian / Peyraud - Futuropolis

Trois couleurs, trois femmes. Adapté de manière réaliste par Jean-Philippe Peyraud*, le texte de Philippe Djian éclate dans les pages dessinées avec un trait au crayon tour à tour intense, appuyé, allusif et suggestif. Le dessinateur a accordé sa palette à celle des sentiments humains. Le noir pour Nicole, l’ex-femme, vamp et vampire. Le noir du deuil, de circonstance (« Lui » semble revenir d’un enterrement, elle d’un passé révolu et tragique). Le bleu pour Elsie, la femme aimante et jalouse, extrême et synonyme de renaissance – elle est infirmière. Le bleu de la colère, une colère presque turquoise comme les eaux d’une mer devinée en contrebas de cette maison sur cette corniche maritime. L’orange, enfin, tirant sur le roux, la couleur des cheveux de Sylvie, la voisine incendiaire et légèrement vêtue, à la sensualité flamboyante.

Illustration 2
© Djian / Peyraud - Futuropolis

« Lui » ne semble parler qu’à son reflet. Les dialogues ne sont que des prétextes à d’intenses questionnements, à de sombres face-à-face interrogatifs, menant à des monologues, à une introspection permanente et à rebours. « Lui » boit. C’est peut-être la cause de tous ses ennuis. En plus de ses relations chaotiques avec les femmes. Ces trois femmes en tout cas. On ne sait dire s’il s’agit de souvenirs, de rêves, de réalité, tant Philippe Djian déconstruit son récit. Il joue avec les analepses et les prolepses, les faux semblants, tout n’est peut-être qu’invention ou tout est peut-être déjà arrivé.

Lui captive, déroute (dans tous les sens du terme). La mise en scène est éminemment théâtrale, avec ces portes qui s’ouvrent et se ferment, et qui permettent les entrées en scène de l’une ou l’autre des femmes. Lorsqu’Elsie s’efface et que Nicole prend la parole, on pense cette dernière tapie dans une ombre propice, témoin reprenant les paroles restées en suspens après le départ de sa rivale. Lorsque Sylvie vient frapper à la porte, Nicole est déjà repartie. Ou peut-être n’a-t-elle jamais été ailleurs que dans la tête et les souvenirs de cet homme infiniment seul, livré en pâture à ses propres contradictions.

Illustration 3
© Djian / Peyraud - Futuropolis

« Lui » est un personnage obscur, détestable, pétri de fausses excuses. Il boit beaucoup et il le sait. Il s’abrite derrière son vice, qui expliquerait, excuserait tout ce qu’il est devenu, tout ce qu’il a (ou aurait) fait. On pourrait l’imaginer écrivain, inventant cette histoire au fur et à mesure. Ou peut-être est-il tout simplement un homme, cet homme réellement en butte avec sa mémoire et les femmes de sa vie. Il serait alors prisonnier de celles-ci, ne sachant pas, ne sachant plus comment aller de l’avant. Et voyant son but s’éloigner à chacun de ses pas.

Lui est un album qui se livre par métaphores. Le sexe, l’amour, la culpabilité, les fantasmes, les actes (des plus sincères aux plus condamnables), les omissions, les regrets, l’envie, le désir et les fantasmes encore. Autant de thèmes, d’instruments de cette pièce enivrante.

DB

Illustration 4
© Djian / Peyraud - Futuropolis

Lui, Jean-Philippe Peyraud et Philippe Djian, Futuropolis, 24 €

* Lui est la deuxième collaboration de Jean-Philippe Peyraud avec Philippe Djian après Mise en bouche (Éd. Futuropolis, 2008). A lire également de Jean-Philippe Peyraud (et Villard) : Happy Slapping chez Casterman, une fable moderne, désabusée et réaliste sur le monde des SDF.

Prolonger :

- Philippe Djian, un écrivain face à ses phrases, par Sylvain Bourmeau

- Incidences, Les anfractuosités de Philippe Djian. Article et interview par Sylvain Bourmeau

- Philippe Djian, Impardonnables, dans le Bookclub, par Christine Marcandier-Bry

- Philippe Djian, Incidences, dans le Bookclub, par Christine Marcandier-Bry