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Dominique Bry

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Papiers à bulles

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Billet de blog 24 février 2012

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Le bédé fil : des îles, des aigles et Castro

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Lux in tenebris

Illustration 1
© Marini / Dargaud

Enrico Marini est un artiste et un conteur, seul maître à bord avec Les Aigles de Rome, la série qu’il a créée en 2007. Le troisième opus a paru en décembre dernier. Un nouveau chapitre s’ouvre sur la destinée de Marcus Valerius Falco et Gaïus Julius Arminius, le Romain de naissance et le barbare devenu citoyen par la grâce de l’Empereur se retrouvent en Germanie animés de desseins bien différents. Beaucoup plus sombre que les épisodes précédents, qu’il s’agisse de son propos ou de la tonalité graphique, le livre III continue d’avancer vers la confrontation finale promise par l’auteur : la bataille de Teutburg qui verra les armées romaines défaites par l’alliance des tribus germaines. Péplum haut en couleur, très bien documenté, magistralement dessiné en couleurs directes, Les Aigles de Rome nous transporte au cœur des jeux de pouvoirs, des luttes intestines qui agitent la cité de Castra Vetera précédant la chute inéluctable du gouverneur Varus. Tout en explorant la psychologie des personnages et les mœurs de la Rome antique avec acuité. Enrico mêle adroitement faits historiques et fiction pure, avec une intrigue resserrée, davantage centrée sur le personnage d’Arminius, artisan de la révolte barbare. L’auteur avance à pas sûrs vers son final, distillant un suspense accrocheur et il s’installe désormais comme un scénariste talentueux, maîtrisant parfaitement narration et dialogues en plus d’être un dessinateur de premier plan qui met son art au service de l’histoire.

  •  Les Aigles de Rome, livre III, Enrico Marini, Dargaud, 13,99€

Cuba, mi amor

Illustration 2
© Kleist / Casterman

Reinhard Kleist livre avec Castro un biopic dense et ambitieux du lider maximo dans la collection Ecritures de Casterman. Au travers de l’histoire de Karl Mertens, jeune photographe allemand venu couvrir la révolution en marche en 1958, l’auteur de Cash balaie cinquante ans d’histoire de Cuba, cinquante ans de la vie d’un homme, Fidel Castro. Ce roman graphique retrace le parcours personnel et politique du dirigeant historique cubain, de sa jeunesse en flash-backs à son départ du pouvoir en 2008, et dresse un portrait en creux de la société cubaine. A travers le destin de Karl Mertens, étranger en terre cubaine, qui fasciné par le guérillero, par son charisme et sa conscience politique, ne reverra jamais son pays d’origine. Il en ressort une œuvre foisonnante, empruntant les chemins de la fiction pour mieux retranscrire la vérité historique, pour mieux illustrer la légende, avec une réelle force d’évocation. Le prologue est signé du journaliste allemand Volker Skierka, biographe de Fidel Castro et ce roman graphique se donne comme un voyage dans l’histoire de Cuba, ni apologie ni critique du modèle politique. En filigrane, on perçoit la nostalgie et l’amertume de deux hommes jetant un regard inquiet sur leur passé et leur avenir. Comme dans cette image où Castro cite Simon Bolivar : «celui qui se consacre à la révolution laboure la mer». Un livre à ne pas manquer.

  •  Castro, de Reinhard Kleist, Casterman collection Ecritures, 18€ (premières planches à découvrir ici)

Ainsi soit-il...

Illustration 3
© Argunas / KSTR

On vient d’abattre le Pape. Le premier pape noir d’origine africaine de la chrétienté. Le FBI diligente l’agent Morgan Jackson, alcoolique repenti usé jusqu’à la dernière gorgée, l’enquête piétine, s’enfonce. Trois suspects émergent. La vérité éclatera-t-elle ? Thriller au rythme soutenu, qui brasse références filmiques et réflexions sur les croyances, l’addiction et le devoir, In the name of… est un album que l’on ne quitte pas une fois commencé. Tout en sépia, noir et rouge, avec un trait crayonné réaliste, In the name of… est la cinquième réalisation de Will Argunas. Très influencé par la culture nord-américaine, il a intégré à son récit les éléments et les effets chers aux réalisateurs de séries policières made in Usa : un (anti) héros à la personnalité complexe et torturée, des suspects usuels un tantinet caricaturaux (jeune wasp à l’intelligence supérieure, ancien militaire à l’obéissance aveugle, nazillon provocateur), un complot et des enjeux planétaires. On le lui pardonnera aisément, Will Argunas a sûrement trop regardé New York District, Oz ou 24, on le voit à sa manière de peupler ses albums de « gueules » télégéniques (on pourra jouer à reconnaître Lawrence Fishburne, J.K. Simmons ou même Ryan Gosling) mais l’ensemble se lit d’une traite avec plaisir. Un page-turner graphique efficace.

  •  In the name of... de Will Argunas, KSTR,16€

« Quand la guerre s’invite sous les cocotiers »

Illustration 4
© Quella-Guyot - Morice / EP

Un véritable coup de cœur pour cette bd de Didier Quella-Guyot et Sébastien Morice, un album au charme indéniable malgré son propos guerrier. 1914, l’Europe est aux portes de la guerre, à Papeete, paradis sur terre s’il en est, la vie s’écoule, indolente. Comme le dit le scénariste en postface, à la lecture d’un article consacré à La France au-delà des mers, « découvrir que cet Eden fantasmé a souffert de la Grande Guerre, c’est comme un anachronisme ». De ce fait historique (le bombardement de Papeete par deux cuirassés allemands en septembre 1914), il a tiré une enquête policière digne des romans populaires d’alors avec la quête mystérieuse de ce métropolitain fraichement débarqué qui succombera vite aux charmes de l’île. Un livre à découvrir également pour sa sensualité graphique, ses notes colorées et son souci de reconstitution historique.

  •  Papeete 1914, Rouge Tahiti, de Didier Quella-Guyot et Sébastien Morice, éditions Emmanuel Proust, 15€

Clair total

Illustration 5
© Swarte / Denoël Graphics

Attention, chef d’œuvre ! Certes, il s’agit d’un recueil. Certes, bien des années ont passé depuis la parution de L’Art moderne de Joost Swarte. Total Swarte n’en demeure pas moins un album indispensable. L’inventeur du terme «ligne claire» a révolutionné la bande dessinée dans les années 80 et fut en parallèle l’un des acteurs du renouveau du style atome. Ted Benoît, Floc’h, Chaland, Clerc viendront à sa suite capter l’héritage d’Hergé, reprenant les codes de la bd pour mieux les détourner, les transformer, les pervertir. Les adjectifs ne manquent pas pour qualifier l’œuvre de Joost Swarte : irrévérencieux, underground, décadent… L’artiste a construit une œuvre qui entend dépasser le travail d’Hergé, avec des personnages sexués et sexuels, une approche esthétisante de la bd. Les années 80 sont le règne du machisme triomphant, de l’individualisme assumé, de l’hédonisme et de l’érotisme chic. Joost Swarte a bousculé les barrières, il a repoussé les limites de la bande dessinée enfermée dans le carcan des publications destinées à la jeunesse. Total Swarte est la somme de cette révolte, un manifeste ultime (si besoin était). Indispensable.

  • Total Swarte, de Joost Swarte, Denoël Graphics, 25€

DB

Prochain article : Le bédé fil, les choix de Comic Strip (2/2)