Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (14/20)
le désir et la flatterie
Freud qui a su si bien formuler les impasses majeures de la sexualité masculine, regroupées sous le refus chez l’homme d’accepter le féminin qui l’habite, a été moins heureux dans ses formulations concernant les impasses de la sexualité féminine. Même s’il a donné le fil rouge de cette réflexion en relevant les difficultés chez la femme (en fait Freud parlera d’impossibilité) de se départir de l’envie du pénis. Et le MLF arriva.
Le Mouvement féministe des années 60 va reprendre cette élaboration là où Freud l’avait laissée et d’une façon très revigorante. D’une manière parfois maladroite, sauvage, voire caricaturale, les femmes d’alors ont toujours visé juste en laissant de côté le rapport au pénis pour postuler la problématique féminine en termes de sujet, de désir et d’investissement de la pensée.
Leur travail s’est concentré sur les aspects sociaux et politiques de la place assignée à la femme dans l’institution de la culture. Elles ont dénoncé les inégalités du traitement donné aux femmes et exigé la reconnaissance d’une différence jusqu’alors niée.
Mais si les effets politiques et culturels du Mouvement sont féconds et indéniables, du pont de vue théorique on n’est pas allé plus loin qu’une sociologie idéologique. Ne privilégiant que les aspects que je rappelle, dont l’importance n’est pas à discuter, la question du phallicisme féminin n’a pu être traitée. Or, à l’époque Lacan s’éloignait lui aussi de la théorie pénienne pour théoriser les rapports du sujet désirant au phallus dont le pénis est la métonymie. Vous me direz, chacun son boulot.
Oui et non. D’abord parce que Lacan ne s’est jamais posé la question en termes de phallicisme féminin ; au contraire, il évacuera l’affaire par une boutade : la femme n’existe pas. Puis parce que les conditions étaient réunies dans la cité pour que les femmes d’alors essayent de réfléchir sur l’affirmation radicale du désir et de la pensée comme un enjeu psychique fondamental chez la femme. (Evidemment cela n’a aucun rapport avec les inepties inventées à l’époque sur la pensée féminine, ou l’écriture féminine, etc.).
Côté psychanalystes femmes, on n’a pas été mieux servi. Il y a celles, exactement les culturalistes, qui ont avancé les idées gentilles comme l’envie du sein ou de l’utérus chez l’homme – dans un renversement infantile de la conception freudienne de l’envie du pénis. En France, on a eu droit à une théorie naturaliste sur les deux inconscients, à quoi s’ajoute l’affirmation qu’une femme pour refouler et avoir un inconscient doit accepter les mouvements réels d’aller-retour du pénis, sans quoi elle reste prise dans les rets de la nature – « vue de l’esprit » qui a beaucoup séduit des psychanalystes hommes, parmi les meilleurs.
Tout ce détour pour revenir à la vérité que recèle l’idée perverse sur la flatterie comme moyen de séduction. Ce que dit cette idée n’est rien d’autre qu’une banalité : on aime être estimé, admiré, reconnu dans ses qualités. On aime être aimé. Qu’on soit homme ou femme, enfant ou adulte. La démarche perverse consiste à mentir sur les énoncés que tout sujet attend, consciemment et inconsciemment, que la vie lui prodigue, qu’une rencontre énonce. L’amoureux dit cela de son aimé(e) qui est, pour lui évidemment, l’être le plus merveilleux au monde. Cela séduit, bien sûr, mais – surtout – ces mots d’amour enracinent le narcissisme dans le désir. Ceci dit, il est vrai que la clinique psychanalytique confirme les hypothèses freudiennes sur une plus grande fragilité du narcissisme chez les femmes. Ceci n’est pas une question de nature, mais parce que le rapport d’une fille à sa mère est autrement plus compliqué que celui d’un garçon à la sienne.
Donc du point de vue de l’amour, donc de la thérapie - toute thérapie est une histoire d’amour - la reconnaissance de la valeur désirante de quelqu’un exalte le narcissisme, en même temps qu’elle célèbre la vie. Pour la femme il y a un double enjeu qui se présente simultanément au renforcement du narcissisme : celui d’avoir la force de son désir accueillie et aimée (ce à quoi beaucoup d’hommes ont du mal à répondre), celui d’être reconnue comme autre, c’est-à-dire comme ayant une pensée propre ; bref d’avoir son phallicisme reconnu. La déception créée par le pervers se situe généralement au premier niveau ; c’est une déception narcissique. Toute douloureuse qu’elle soit cette déception laisse pourtant intactes les attentes concernant l’idéal de réceptivité de sa position phallique. Par contre, si le mensonge pervers va jusqu’à la promesse de l’accueil du désir et de la singularité de la femme, alors dans la déception s’effondrent, à la fois, les rêves de complétude narcissique et ceux de la reconnaissance d’une position phallique comme légitime. Cela peut précipiter la femme dans la folie. Comme Lisa qui a été détruite par l’homme du sous-sol.
Mais si la promesse vient d’un homme amoureux, ou d’un thérapeute, les choses sont loin d’être simples pour eux. Parce qu’une femme dont le narcissisme est exalté par l’amour, fêtée dans sa pensée et son désir - donc phallicisée - essayera par toutes les manières de placer l’homme ou le thérapeute en place de bonne mère primaire, celle qui accepte tout et qui ne contredit jamais, qui est pure affirmation. Ceci est une stratégie pour faire cesser le désir - afin de faire l’économie du gigantesque travail psychique de soutenir une position phallique en harmonie avec une rencontre où l’autre est reconnu comme différent, et comme un ailleurs. Ce traitement de la rencontre est éminemment inconscient, et il est légitime. À l’homme ou à l’analyste de savoir tenir sa place.
Voici pour la première partie du deuxième temps de l’entretien entre Raskolnikov et Svidrigaïlov. La suivante c’est l’horreur pure : une femme mariée qu’il séduit dans le style le plus donjuanesque, une fillette suicidée, une fiancée de 16 ans (dès que j’arrive je la prends sur mes genoux et je ne la laisse plus partir (…) le rôle de fiancé est peut-être plus agréable encore que celui de mari), une fillette de treize ans et sa mère qu’il rencontre dans un endroit louche et qu’il prend sous sa coupe … Bref, l’érotisation de la haine.
Raskolnikov avait pensé que la solution perverse pourrait lui épargner la souffrance, lui apporter la distance par rapport à la douleur que donne l’indifférence. Il constate, en entendant Svidrigaïlov, qu’elle implique la reconduction permanente du meurtre. Il est effrayé et il a peur pour Dounia, sa sœur. La disqualification de la solution perverse, engage la décision de se constituer prisonnier.
Le dégoût profond que lui inspirait Svidrigaïlov poussait Raskolnikov à s’éloigner au plus vite de lui. Il se disait : « Et j’ai pu attendre, espérer quelque chose de cet homme vil et grossier, de ce débauché, de ce misérable ! » (…) En ce qui concernait sa sœur, Raskolnikov demeurait persuadé que Svidrigaïlov n’en avait pas fini avec elle. (page 302)
(Pour les citations se référer à Crime et Châtiment, Volume IIFOLIO, traduction de D. Ergaz, Paris, 1991)
demain: l’inhumain fait partie de l’humain
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :
http://www.collectifpsychiatrie.fr/?p=338