ATTENTION : communiqué important du collectif des 39. Consulter ici :
Pour le meeting du 17 mars 2012 à Montreuilles inscriptions sont ouvertes sur le site :http://www.collectifpsychiatrie.fr/phpPetitions/index.php?petition=9
Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (17/20)
être une poussière
Même Svidrigaïlov respecte et estime Sonia. La seule qui ne l’aime pas, qui la trouve bizarre, c’est la mère de Raskolnikov. Certainement comme dans une histoire que l’on raconte où une mère étonne son fils en découvrant la femme de qui il est amoureux. – Mais maman, demande le fils, comment as-tu deviné ? – Et la mère répond : Parce que je la déteste déjà.
Catherine Ivanovna de l’œil de sa folie affirmera comme vrais la pureté, le désintérêt, la droiture de la jeune femme. Contre toute évidence, elle défendra Sonia contre les calomnies de Loujine, avant les deux témoignages qui détruiront la canaille. (pages 170 et 171)
Que pense Sonia ? Apparemment pas grand chose. Les lettres de Sonia (de Sibérie) parurent d’abord à Donia et à Rasoumikhine trop sèches. Elles ne les satisfaisaient point : mais, plus tard, ils comprirent qu’elle ne pouvait en écrire de meilleures, et qu’en somme ces lettres leur donnaient une idée parfaite et précise de la vie de leur malheureux frère, car elles abondaient en détails sur la vie quotidienne. (Sonia) ne parlait pas de ses propres espoirs, de ses plans d’avenir, ni de ses sentiments personnels. (…) Grâce à ces renseignements extrêmement détaillés, ils crurent bientôt voir leur malheureux frère devant eux. (page 375 et 376. Je souligne)
Comment comprendre cet effacement de soi-même pour que le réel se fasse présent ?
La souffrance de l’homme c’est, évidemment, la femme. Chez Dostoïevski les femmes sont, comme il se doit, l’espérance des hommes. Eprises de vérité, elles exigent qu’ils tiennent parole, qu’ils disent présent à l’amour. Jusque là tout pourrait se dérouler de la manière habituelle, c’est-à-dire avec l’angoisse qui accompagne tout état amoureux. Seulement, comme je vous l’ai déjà dit, la sexualité est un pêché pour Dostoïevski. Donc, ses femmes sont, soit fascinantes parce qu’elles assument leur sexualité - mais, du coup, elles se sentent trop coupables pour se permettre d’aimer, soit elles ont fait l’impasse sur le sexe et deviennent des folles, ou des figures maternelles. Par ailleurs, chez Dostoïevski, les femmes n’ont pas un rapport très affirmé à la pensée ; si elles incarnent la vérité, ou l’utilisent pour dénoncer le mensonge ou la lâcheté chez l’homme, généralement elles ne produisent guère plus qu’un récit de bon sens. Bref, chez Dostoïevski les femmes sont ou hystériques, ou des folles hystériques, ou hystériquement maternelles. Comme les hommes sont pervers ou psychopathes, psychotiques ou hystériques, on mesure la difficulté pour ses personnages à vivre des vraies histoires d’amour. Il n’y a donc pas d’amour véritable chez Dostoïevski ; mais il y a, remarquablement décrits, les écueils qui l’empêchent habituellement.
Dans cet ensemble Sonia est un personnage à part. Mais, à la fin des fins, qui est cette Sophie Simiovna Marmeladova ?
Sonia est une poussière, une insignifiance, une petite chose minuscule de rien de tout, un nuage. Leslie Kaplan, dans un texte sculpté au scalpel et merveilleusement offert par les merveilleuses actrices et metteuses-en-scène que sont Frédérique Lollié et Elise Vigier, écrit :
je peux être une poussière
ce n’est pas désagréable
la poussière flotte
légère
dans l’air
une poussière
je suis seule responsable de rien
et je flotte
comme un nuage minuscule
un nuage
personne ne lui demande de comptes
un nuage se déplace
un nuage est déplacé
par le vent
dans le ciel
il y a une couleur
blanc gris noir
il a une forme
c’est tout
ça lui suffit et c’est pourquoi
regarder les nuages
calme.
(Leslie Kaplan, Toute ma vie j’ai été une femme, POL, Paris,)
Oui, on peut être une poussière, on peut être un nuage. On peut. Mais il faut encore le devenir. Et cela n’est pas donné à tout le monde. Parce que si être une poussière n’est pas fou, il faut un rapport certain à la folie pour n’être que ça, une poussière, un nuage.
Dans le film de Wim Wenders sur Pina Bausch une danseuse raconte que Pina lui dit un jour : « il faut être plus folle » – et ça lui a changé complètement sa façon de danser. Il faut ne pas avoir peur d’être encore plus folle, plus fou, pour devenir rien.
Et que devient-on lorsqu’on devient rien ? On devient un pur lieu : lieu d’accueil, lieu de passage – c’est selon. Cette indétermination ouvre vers l’infini et fait peur.
Ëtre rien, être un lieu, ça exige de ne plus avoir d’amour propre. Je vous ai déjà parlé de cette absence d’amour propre chez l’homme du sous-sol, chez Svidrigaïlov aussi. Je faisais observer alors que chez eux cette absence venait de leur indifférence à tout, venait de leur insensibilité. Je disais qu’elle pouvait fasciner, cette absence, et que cette fascination pouvait être le socle de la relation d’emprise, de la relation d’aliénation que réclame le pervers.
Rien de pareil chez les Sonia de l’existence. Chez elles le manque d’amour propre permet toutes les identifications, est source de tous les intérêts, socle à partir duquel tous les horizons peuvent être contemplés, fondement d’une hospitalité absolue à la différence et à la singularité radicale de l’autre.
Je vous rappelle ce que Raskolnikov pensait sur Sonia : Sonia lui faisait peur. Elle personnifiait pour lui l’arrêt irrévocable, la décision sans appel. Il devait choisir entre deux chemins : le sien et celui de Sonia. En ce moment surtout, il ne se sentait pas en état d’affronter son regard. (page 268. Je souligne)
Pourquoi l’absence d’amour propre chez Sonia fait si peur, crée la distance, rebute ? Parce que se déprendre de toutes les vanités, abandonner les oripeaux du Moi crée, chez Sonia, un espace qui peut tout contenir. Attention si l’on vous dit : c’est quelqu’un à qui on peut tout dire … attention parce que ce quelqu’un pourra peut-être tout entendre. Il y a une parenté entre la position Sonia, celle d’une bonne mère primaire, et celle requise chez le thérapeute pendant son travail.
Les thérapeutes savent que pouvoir tout entendre ne signifie pas ne pas avoir de désir, ou ne pas se soucier du sens de ce qu’on pense et de ce qu’on fait. La disponibilité absolue n’empêche pas l’exigence éthique, une représentation des limites et de l’étendue du cadre oùse déroule la rencontre avec l’autre. Le thérapeute a sa métapsychologie, Sonia sa religion – à chacun sa théorie donc. (La religion chez Sonia ne fait pas d’elle une dogmatique barrée de certitudes ; chez elle la religion est le support d’une liberté qui accompagne sans moralisme l’accueil de l’autre.)
La conception habituelle d’une bonne mère primaire privilégie l’aspect protecteur de celle-ci. Cet aspect existe et il est bon de le mettre en avant. Mais la zone où opère une bonne mère archaïque nous amène vers les régions plus énigmatiques de la fabrication de l’être et du sujet. Ici il n’y a pas de sacrifice mais le don absolu. Ici il n’y a pas de passion, sauf celle que j’appelle le pur désir du désir de l’autre.
La première identification est une identification à un lieu. Ce lieu c’est un lieu protecteur et où domine le pur désir du désir de l’autre : que le sujet advienne dans sa singularité absolue, qu’il soit unique. Sonia est le lieu où Raskolnikov pourra déposer ses pulsions, ses pensées, ses carences, sa douleur, ses esquisses de désir. Mais cela a un prix, celui d’accepter que cet ensemble désordonné et fragmenté soit traité, interrogé c’est-à-dire interprété, par le cadre de pensée du sujet qui accueille ce dépôt. Le cadre de pensée chez Sonia s’ordonne, comme chez une bonne mère archaïque, à partir du pur désir du désir de l’autre. Or, ceci implique nécessairement que les interprétations données soient prises en compte, ce qui exige que les représentations d’idéaux déposées dans ce lieu psychique soient confrontées à ce pur désir du désir du dépositaire. Pour cela il faut que ces représentations d’idéaux soient considérées avant leur organisation finale – ce qui suppose qu’elles régressent au moment de leur émergence. Tant que Raskolnikov refuse cette régression il attaque par la haine l’élan qui l’a propulsé à faire de Sonia le Témoin.
Pour les citations se référer à Crime et Châtiment, Volume IIFOLIO, traduction de D. Ergaz, Paris, 1991)
demain: la rencontre entre Raskolnikov et Sonia
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :
http://www.collectifpsychiatrie.fr/?p=338