ATTENTION : communiqué important du collectif des 39. Consulter ici :
Pour le meeting du 17 mars 2012 à Montreuilles inscriptions sont ouvertes sur le site :http://www.collectifpsychiatrie.fr/phpPetitions/index.php?petition=9
Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (18/20)
la rencontre entre Raskolnikov et Sonia
C’est seulement à la page 343 que Dostoïevski fait que Raskolnikov entrevoit Sonia. C’est pendant l’agonie de Marmeladov, juste avant qu’il ne meure – dans les bras de sa fille, d’ailleurs. Sonia porte l’accoutrement de son gagne pain, qui détone dans les circonstances. Malgré la frayeur que la situation lui cause, on peut remarquer qu’elle est« assez jolie, blonde avec des merveilleux yeux bleus. »(page 343). Elle a dix-huit ans, elle est petite et maigre.
Lorsque une fille de Catherine Ivanovna, la femme de Marmeladov, court derrière Raskolnikov pour lui demander son adresse, il est très content ; il sait que c’est Sonia qui avait envoyé l’enfant.
Il reverra Sonia chez lui. Il l’a présentera à sa mère, à sa sœur et à Rasoumikhine. Il est plein d’entrain, de vivacité. Ce qu’a bien perçu sa mère qui dira à Dounia en parlant de Raskolnikov et Sonia : « Il l’aime, sans doute. » (page 428) Il retrouvera aussi l’humour et la tendresse pour taquiner plus tard son ami Rasoumikhine qu’il devine amoureux de sa sœur Dounia.Mais puisque c’est seulement la deuxième fois que Raskolnikov la rencontre, comment est né cet amour ? La cause n’est certainement pas la finesse – et le courage – de Sonia énonçant : « Vous vous êtes complètement dépouillé hier pour nous, fit tout d’un coup Sonetchka, d’une voix basse et rapide, en baissant de nouveau les yeux. Son menton et ses lèvres se remirent à trembler. Elle avait été frappée, dès son entrée, de la pauvreté qui régnait dans le logement de Raskolnikov et ses mots lui avaient échappé involontairement ». (page 425). Non ce moment est celui où Sonia commence à aimer Raskolnikov ; lui c’est avant – rappelons son contentement lorsque la petite le rattrape pour lui demander son adresse de la part de sa sœur.
Il semble vraisemblable que notre héros ait commencé à aimer Sonia après ce que Marmeladov lui a dit de sa fille. Cette enfant tellement aimée par son père, qu’un père puisse tant aimer son enfant, est certainement un élément inconscient fondamental dans l’amour de Raskolnikov pour Sonia. [Rappelons-nous que le père de Raskolnikov est représenté comme absent et indifférent dans le rêve du massacre du cheval.] Cette possibilité d’amour est confirmée lors de leur première rencontre autour du lit de mort de Marmeladov. Mais quel trait chez Sonia la confirme ? Raskolnikov prendra conscience que « ses yeux bleus étaient si limpides et lui donnaient en s’animant une telle expression de bonté et de candeur qu’on se sentait involontairement attiré vers elle. Autre particularité caractéristique de son visage et de toute sa personne : elle paraissait beaucoup plus jeune que son âge, une enfant malgré ses dix-huit ans, et cette extrême jeunesse était trahie par certains gestes, d’une façon presque comique. » C’est donc cette promesse d’enfance qui l’attirera vers elle et lui fera l’aimer. L’enfance, ce lieu de tous les commencements. Mais il refusera longtemps cet amour et ne l’acceptera qu’après une terrible hésitation ; entretemps il fera comme Rasoumikhine l’a décrit finement : « Il n’aime pas révéler ses sentiments et préfère blesser les gens par sa cruauté que de se montrer expansif. » (page 386)
Lors de la première visite que fait Raskolnikov au domicile de Sonia il imagine trois hypothèses sur l’endurance de Sonia à tant de souffrances : soit elle est suicidaire, soit elle est folle, soit elle est dans la jouissance du vice. C’est quand il reconnaît chez elle l’illimité de sa tolérance et de sa générosité, qualités qu’il avait déjà devinées, mais qu’il avait le secret désir de pouvoir discréditer, qu’il s’inclina, se courba jusqu’à terre et lui baisa les pieds : « Ce n’est pas devant toi que je me suis prosterné mais devant toute la douleur humaine.» (page 67)Et c’est après cela qu’il lui demande de lire le passage de l’Evangile sur Lazare.
Mais jusqu’à la fin de cette visite Raskolnikov s’interrogera sur la santé psychique de Sonia. Il y aura dans son attitude envers la jeune femme la même cruauté que celle de l’homme du sous-sol à l’égard de Lisa. Comme l’homme su sous-sol il la harcèle, lui annonce un avenir horrible, l’accable de prévisions effroyables. Au début, du fait de Raskolnikov, il s’agit d’une scène entre un assassin et une prostituée dans un décor misérable. C’est grâce à la jeune femme, qui n’a ni la rancœur ni la méfiance de Lisa, que les deux personnages s’humanisent, se rencontrent, se reconnaissent intimement. Raskolnikov, par défense, ne quittera pas un ton désagréable, parfois brutal. Mais, à la fin, sa demande, sa sensibilité et sa franchise se tiennent ensemble : Viens avec moi… Je suis venu vers toi. (…) Tu n’y peux plus tenir et si tu restes seule tu deviendra folle, comme moi je deviendrai fou. Tu sembles déjà à moitié privée de raison : c’est donc que nous devons suivre la même route côte à côte. Viens ! (pages 76 et 77)
Finalement Raskolnikov se décide d’aller à nouveau chez Sonia, cette fois pour lui avouer le meurtre. Il y va directement, en sortant du repas donné par Catherine Ivanovna en mémoire de Marmeladov, où il avait avec fougue défendu la jeune femme contre les calomnies proférées par Loujine, ce remarquable personnage d’ordure. Lors de son discours plein d’ardeur et de vérité il a même affirmé clairement son amour pour elle en déclarant que l’honneur et le repos de Sonia lui étaient très précieux. (page 181)
Dostoïevski souligne que son héros devait lui révéler son meurtre. Cette notation clinique indique bien que Raskolnikov se rend compte de la nécessité, de l’urgence, de parler à un autre, s’il veut s’éviter la folie : « Il reconnaissait en même temps l’impossibilité absolue où il se trouvait non seulement d’éviter cet aveu, mais même de le différer d’un instant. Il ne pouvait s’en expliquer la raison et se contentait de sentir qu’il en était ainsi et il souffrait horriblement, écrasé par la conscience de sa faiblesse devant cette nécessité. (pages187 et 188. Je souligne)
Pourquoi écrasé ? Parce que parler à un autre implique l’abandon de la toute puissance. Implique aussi le risque que l’autre à qui on présente nos évidences, ne les comprenne point, ou les considère étranges ou démesurées, ou…folles. Raskolnikov sait tout cela. Et c’est pourquoi, devant la maison de Sonia son assurance l’abandonna tout d’un coup ; il se sentit faible et craintif. (page 187)
Il commencera par essayer une diversion, obtenir une complicité. Il demande à Sonia si elle serait capable de supprimer Loujine l’ordure pour éviter des souffrances à Catherine Ivanovna. Elle lui répond : Comment se pourrait-il que l’existence d’un homme dépendît de ma volonté ? Et qui m’érigerait en arbitre de la destinée humaine, de la vie et de la mort ? (page 191). Cette réponse est évidemment essentielle pour comprendre tout ce qu’elle dit à Raskolnikov après qu’il se désigne comme l’auteur du meurtre.
La suite du récit présente la douleur psychique qu’éprouve Raskolnikov à rompre son silence, à se séparer de sa toute puissance, à partager son secret, à vaincre la peur d’être rejeté, d’être considéré comme un fou. Dostoïevski, à juste titre, écrit la scène comme une déclaration d’amour, comme la rencontre amoureuse entre deux êtres nourris de franchise et de vérité qui jouent chacun son va tout.
Au moment même où Raskolnikov est sur le point de partager son intime intimité, une sensation étrange de haine pour Sonia lui traversa le cœur. Etonné, effrayé même de cette découverte bizarre, il releva la tête et considéra attentivement la jeune fille ; elle fixait sur lui un regard inquiet et plein de sollicitude douloureuse ; ce regard exprimait l’amour et sa haine s’évanouit comme un fantôme. (page 191)
Ce changement soudain de haine en amour, changement soudain qui définit les mouvements de ce que Freud appelle les processus primaires, est chose fréquente dans les situations extrêmes – et la situation amoureuse est une situation extrême. Au moment même où le besoin psychique de l’accueil absolu par l’autre prend toute la place, l’attaque au lien est une tentative astucieuse pour détruire la rencontre et, ce faisant, un moyen écarter le danger, toujours possible, d’être rejeté. L’amour qu’il rencontre dans le regard de Sonia soutient Raskolnikov et lui permet de renouer avec son désir de parler. Au seuil de la parole, il retrouve l’éprouvé où, debout derrière la vieille, il avait tiré la hache du nœud coulant en se disant qu’il n’avait plus un instant à perdre. [Le pur réel.]Il ne put proférer un seul mot. Sonia, comme tout aimé-aimant, vient se mettre à ses côtés sans le quitter des yeux. Et alors l’épouvante s’empara de Sonia. (page192)Raskolnikov dépose chez Sonia l’épouvante qu’il ressent sans pouvoir le nommer. Moment particulier de la rencontre amoureuse où les amoureux forment un sujet à deux personnes. [Comme d’ailleurs dans certaines constellations de la thérapie.]
Et l’échange continuera de la sorte : Raskolnikov dépose chez Sonia l’épouvante qu’il ressent sans pouvoir nommer, qu’il ne peut nommer, et elle le soutient pour qu’il puisse avancer de plus en plus dans sa parole ; elle le soutient à partir de son ignorance – elle ne peut rien deviner. Et cependant à peine lui eut-il fait son aveu, qu’il lui semblait l’avoir deviné.
Le moment d’après est extraordinaire. Impossible de ne pas le citer in extenso : Tout d’un coup, (Sonia) frissonna, comme si elle avait été traversée par une pensée terrible, poussa un cri et, sans savoir elle-même pourquoi, tomba à genoux devant Raskolnikov. – Ah ! qu’avez-vous fait ? qu’avez-vous fait de vous-même ? [Sonia se met à genoux comme Raskolnikov lors de sa première visite] – fit-elle désespérément et, se relevant soudain, elle se jeta à son cou et l’enlaça avec violence. [Cette violence indique que Sonia a changé de position. De pur contenant elle devient sujet à part entière] Raskolnikov se dégagea et la regarda avec un triste sourire. – Que tu es donc étrange, Sonia !... Tu m’enlaces et tu viens m’embrasser après que je t’ai avoué cela. Tu n’as pas conscience de ce que tu fais ! – Non, non, il n’y a pas maintenant d’homme plus malheureux que toi sur terre. [Non seulement Sonia accueille les affects innommables, elle forge aussi une expression vivante de Raskolnikov (les psychanalystes appellent ces expressions des énoncés identificatoires). Remarquons aussi que Sonia, à cet instant, pour la première fois passe du vous au tu. (Elle reviendra d’ailleurs au vouvoiement au cours de cet échange) Dans une intuition géniale, Sonia-Dostoïevski s’adresse à l’enfant, et parle de la zone massacrée chez lui.] Puis, tout à coup, elle éclata en sanglots désespérés. (pages 195 et 196. Dostoïevski et moi soulignons)
(Pour les citations se référer à Crime et Châtiment, Volume IIFOLIO, traduction de D. Ergaz, Paris, 1991)
demain: Raskolnikov n’est plus seul
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :