ATTENTION : communiqué important du collectif des 39. Consulter ici :
Pour le meeting du 17 mars 2012 à Montreuilles inscriptions sont ouvertes sur le site :http://www.collectifpsychiatrie.fr/phpPetitions/index.php?petition=9
Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (19/20)
Raskolnikov n’est plus seul
Un sentiment depuis longtemps oublié vint détendre l’âme du jeune homme. Il n’y résista point : deux larmes jaillirent de ses yeux et se suspendirent à ses cils. – Ainsi tu ne m’abandonneras pas, Sonia ? fit-il avec une sorte d’espoir. – Non, non, jamais, nulle part s’écria-t-elle. Je te suivrai partout. (…) Et pourquoi, pourquoi ne t’ai-je pas connu plus tôt ? Pourquoi n’est-tu pas venu auparavant ? [C’est encore étonnant cette intuition - juste – que si elle l’avait connu avant le crime n’aurait peut-être pas eu lieu.] (…) Ensemble, ensemble répéta-t-elle avec exaltation en l’enlaçant encore. Je te suivrai au bagne. (…) Mais comment, comment un homme comme vous a-t-il pu se décider... (pages 196 et 197)
Raskolnikov va alors lui parler de la théorie que nous connaissons déjà sur les hommes ordinaires et extraordinaires. Mais avant il dira : Je ne te demande qu’une seule chose et ne suis venu que pour cela : ne m’abandonne pas ! Tu ne m’abandonneras pas ? (…) Mais peux-tu m’aimer si lâche ? – Et ne souffres-tu donc pas, toi aussi ? s’écria-t-elle. Le même sentiment afflua de nouveau au cœur du jeune homme et l’attendrit. (page 199)
Sonia lui garantit qu’elle, qui ne comprend rien, trouvera en elle la force de comprendre. Je comprendrai tout. (page 200) [Remarquable cette conviction chez Sonia que c’est d’un point de vue d’ignorance qu’on peut avoir une chance de comprendre l’aimé]
Alors Raskolnikov va lui parler en vrac. De sa misère, de sa solitude, de ses soliloques stériles, du long silence dans lequel il a été plongé – Il y a longtemps que je n’avais pas adressé la parole à personne, Sonia … Elle compris une chose : à quel point il souffrait. (page 202)
Puis il abordera ses théories, très complexes pour Sonia. Elle ne disait rien, elle entendait. Elle comprit que ce tragique catéchisme constituait sa foi et sa loi. (page 204)[Remarquable est le souci de Dostoïevski de faire que Sonia comprenne avec ce qu’elle dispose comme outillage conceptuel. Et c’est ainsi que la grande intelligence de la jeune femme devient d’autant plus évidente.] Et alors, peut-être parce qu’elle ne posait aucune question, peut-être parce qu’elle se limitait à l’entendre avec le respect et l’ouverture que seul l’amour et l’amitié permettent, il arrive à lui dire pour la première fois, probablement aussi pour lui même et d’une manière très sentie, ce qui jusqu’alors n’avait pas pu être pensable. Il dira : Je ne voulais que faire acte d’audace Sonia ; je ne voulais que cela : tel fut le mobile de mon acte ! (page 205)[Il s’agit donc d’un défi qu’il se lançait dans l’espoir d’obtenir son auto-estime. Un acte d’audace pour palier à sa difficulté de s’aimer soi-même, à la solitude de l’enfant qu’il a été, à l’absence d’une personne à qui parler. Cet acte d’audace, ce défi lancé à lui-même, c’est donc une tentative désespérée d’auto engendrement dont la nervure trempe dans les contrées les plus archaïques de l’être.] Il continue : J’ai voulu tuer, Sonia, sans casuistique, tuer pour moi-même, pour moi seul. (page206)[C’est la première fois que le meurtre est présenté par Raskolnikov commeayant été le projet d’un acte gratuit – ce qui d’ailleurs est tout à fait cohérent avec ses théories de l’homme extraordinaire : être capable de commettre un acte sans aucun sens…] Il me fallait savoir, et au plus tôt, si j’étais une vermine comme les autres ou un homme. (page 206)[… Comme quoi on est toujours rattrapé par le sens de ce que nous faisons. L’urgence indiquée (savoir au plus tôt) renvoie au bouillonnement, à la fébrilité où il était plongé ; à la nécessité impérative et immédiate d’une décharge, à l’impulsivité de l’acte.] Ecoute, quand je me suis rendu chez la vieille je ne pensais tenter qu’une expérience… Sache-le. (page 206) [Raskolnikov ne dit pas cela comme une justification. Contrairement aux personnages du roman Les Chemins de la Liberté de Sartre dont il est l’ancêtre direct, pour lui cette caractéristique – Dostoïevski souligne le mot – est un aggravant. La suite de ce qu’il dit en est la preuve.] Ai-je vraiment tué la vieille ? C’est moi que j’ai assassiné, moi et pas elle, moi-même, et je me suis perdu à jamais … [Voilà la magnitude de la demande qui l’amène. Il est mort et il veut revivre. D’où la lecture de Lazare lors de la première visite.] Quand à cette vieille, c’est le diable qui la tuée et pas moi … (page 207. Je souligne)[Ces deux dernières phrases nous permettent de comprendre l’affirmation énigmatique, qui revient souvent, où Raskolnikov rejette l’idée d’être le tueur de la vieille usurière - tout en reconnaissant être l’auteur d’un meurtre. Ce qui me paraît important de signaler ici c’est comment le sens d’un clivage se loge dans l’affect ; comment la découverte de l’affect peut réduire le clivage.]
Quelle souffrance ! gémit Sonia. – Et alors, que dois-je faire maintenant ? Parle, fit-il en relevant la tête et en montrant sa figure affreusement décomposée.(page 207. Je souligne)
Sonia n’a aucun jugement sur la personne de Raskolnikov. Au contraire, elle reconnaît et accueille immédiatement sa souffrance, et même, comme je le disais, elle devine que cette souffrance est la souffrance d’un enfant. Mais elle n’a aucune hésitation à qualifier son action comme un crime, une insulte au vivant, à l’humanité. En d’autres termes, si Sonia n’identifie pas Raskolnikov à sa folie, elle considère son acte comme un acte fou. Et elle lui dira exactement ce qu’elle estime qu’il doit accomplir pour mériter de réintégrer la communauté humaine. Ses propositions sont simples, puériles mêmes, mais Raskolnikov – qui finira pour s’y contraindre par amour à Sonia – sait que ce sont des actes symboliques qui l’engagent dans un processus où son cadre de pensée, et littéralement le sens de toute sa vie, seront entièrement bouleversés.
À cet ensemble s’ajoute un complicateur gigantesque et pourtant fréquent dans l’état amoureux. Ce complicateur Raskolnikov l’éprouve comme on l’éprouve toujours – très douloureusement : Il regardait Sonia et sentait combien elle l’aimait. Mais, chose étrange, cette tendresse immense dont il se voyait l’objet lui causait soudain une impression pénible et douloureuse. Oui c’était une sensation bizarre et horrible (…) Maintenant, quand elle lui avait donné son cœur, il se sentait infiniment plus malheureux qu’auparavant. (pages 209 et 210)
Pourquoi cette douleur, pourquoi ce malheur ? Parce que le jeu de l’amour suppose que l’aimant reconnaisse chez l’aimé des qualités méconnues ou déniées par celui-ci, et suppose donc qu’il accepte d’être inventé et attendu dans un au-delà du cadre habituel d’où il se représente lui-même. Cette idéalisation inévitable de l’aimé par l’aimant peut, parfois, au lieu de nourrir le désir du désir de l’autre, être vécue comme écrasante, comme persécutrice. La gamme de réponses au sentiment de persécution va de l’attaque du lien par le recours à la haine à une exigence de fusion illimitée faisant de l’autre un prolongement de son monde interne. Une autre figure de l’angoisse d’être tant aimé est une inhibition massive de toute manifestation d’affect ; l’impuissance chez l’homme, la frigidité chez la femme sont les formes symptomatiques les plus connues de cette réponse.
Les jeunes thérapeutes sont souvent étonnés lorsqu’un patient pense arrêter le travail thérapeutique au moment même où l’on s’éloigne de la zone du trauma et où les conditions semblent réunies pour que les choses ailent mieux. Les patients, qui sont toujours très sensibles aux mouvements affectifs de leurs thérapeutes, peuvent se sentir persécutés par la joie ressentie par ceux-ci devant les résultats partiels d’une cure. Ce qui les oppresse c’est la crainte de décevoir les attentes, les espoirs, qui accompagnent une telle joie. Freud dit quelque part qu’il n’était pas suffisamment sadique pour vouloir le Bien de ses patients. La boutade peut servir d’avertissement pour tout enthousiasme précoce : on ne dit pas n’importe quoi à n’importe qui à n’importe quel moment.
(Pour les citations se référer à Crime et Châtiment, Volume IIFOLIO, traduction de D. Ergaz, Paris, 1991)
demain: épilogue et fin du feuilleton : traverser la folie, quitter la douleur, rencontrer l’autre
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
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