La taille et le poids des volumes contribuaient certainement à cet apaisement. Cette dimension physique de la lecture cadrait le corps à corps psychique avec l’œuvre, corps à corps qui exaltait, humanisait. Pareillement apaisant était la présence physique du volume des livres. Elle donnait réalité à cette présence que j’accueillais joyeusement en moi. Présence d’un autre. Entouré de ces livres - très vite j’avais semé dans ma chambre l’ensemble de l’édition complète - je ressentais l’immense fierté de ce lien intime avec une pensée, lien qui permettait que je me reconnaisse une intimité, intimité qui me séparait, séparait, séparait de tout ce qui m’avait encombré, qui m’encombrait encore. Cette intimité donnait forme à ma solitude, solitude où il était bon d’être. En contemplant ces livres, ému et respectueux pour le cadeau que me faisait la vie, j’avais la conviction absolue qu’ils avaient été écrits pour moi et d’abord pour moi. Ils n’étaient pas un secret, mais ils étaient mon secret.
Ces livres n’étaient pas un secret puisque mes parents savaient que je les lisais – ils étaient même admiratifs que je sois si appliqué à les lire (en fait c’était ma première passion, mais ça, ça, ils ne savaient pas). Mais ils étaient mon secret parce que posés là, au vu de tout le monde, ces livres recélaient un trésor seulement connu par moi : ils étaient la vie vivante ! Et que mes parents admettent sans difficulté, surtout ma mère, ce lien profond à quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes consistait, en soi, une vraie nouveauté. Une libération aussi : pour la première fois je pouvais reconnaître, sans culpabilité, qu’une expérience m’appartenait. Et cette expérience a transformé ma vie, a transformé la vie : j’apprenais, avec Dostoïevski, que les affects pouvaient être nommés, qu’on pouvait ressentir autre chose que de l’angoisse et que l’angoisse, donc, avait un nom. La nomination des affects, voilà, d’abord, ce que m’a appris Dostoïevski.
Les psychanalystes le savent : lorsqu’un enfant de 14 ans peut à ce point se passionner pour un auteur, de deux choses l’une ; soit il va très très bien, soit ça ne va pas du tout du tout. Et, si l’auteur est Dostoïevski, ce n’est pas exclu qu’il devienne criminel. Ou alors psychanalyste. Freud a entendu dans son enfance une phrase semblable. Phrase que Dostoïevski certainement aurait pu écrire. Et, sans aucun doute, le personnage de Notes du sous-sol pourrait ainsi compléter la première ligne de son cahier : Je suis un homme malade… Je suis un homme méchant... Je suis un criminel.
Demain : L’homme du sous-sol
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :