Billet de blog 11 octobre 2011

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LES ENSEIGNEMENTS DE LA FOLIE (2) : un feuilleton dangereux

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Clinique de Dostoïevski

L’homme du sous-sol

Notes du sous-sol est le troisième livre qu’écrit Dostoïevski après son retour de Sibérie, où il a été déporté pendant cinq ans pour complot contre le pouvoir tsariste. Son arrestation a été suivie d’un simulacre d’exécution capitale, expérience terrible, qui l’a profondément marqué. (Je reviendrais exhaustivement sur ce moment d’horreur plus tard).

Il s’agit d’un récit sur la volupté, sur la jouissance. Mais jouissance de quoi, s’interroge le personnage. C’est d’ailleurs, dit-il, pour comprendre en quoi consiste cette volupté, cette jouissance, qu’il écrit. (Jouissance est le mot avancé par André Markowicz dans sa traduction : Les Carnets du sous-sol, collection livres de poche BABEL, Juin 2009)

À un premier niveau, on peut dire qu’il s’agit de la jouissance de la haine. Haine de soi, haine de l’autre. Un homme méchant, un homme malade. Un insecte, une souris, jouissance de sa dégradation, de son abaissement, du désespoir, d’être une canaille. Cette impression découle du ton employé, sarcastique et dans la dérision. Ce ton est la conséquence du mépris que le personnage ressent pour lui-même, qui est l’effet le plus spectaculaire de sa solitude abyssale. Il ne lui reste que le plaisir de sa souffrance. (Nous verrons plus tard en quoi consiste cette souffrance).

Si le ton désagréable se maintien tout au long de ces notes, et si la solitude engendre du monstrueux, il ne faut pas oublier de considérer l’un et l’autre, le ton et la solitude, comme des symptômes présentés par un sujet qui se sent exclu du monde. Très vite, d’ailleurs, ce sont les causes de l’assomption de son isolement qui préoccupent le narrateur. Par exemple, il ne peut réduire son existence au bon sens scientifique qui dit que deux et deux font quatre. Une rage de dents, ou un crime, est préférable à une telle réduction. On peut, à juste titre, y voir un refus des lois et un plaidoyer pour la perversion. Mais c’est un premier niveau de lecture.

Et on peut encore ranger à ce premier niveau de lecture cette culpabilité diffuse qui habite l’homme du sous-sol, ainsi que son ennui, ou ce qu’il appelle le poids de l’inertie, ou son impossibilité d’aimer, ou de prendre une décision.

Si l’on reste à ce niveau, l’homme du sous-sol est le meilleur exemple d’une analyse lacano-millerienne réussie : la conscience que l’être humain, au fond, n’est qu’un déchet, que tout sentiment de bien être n’est qu’illusion, et que la seule vérité accessible consiste dans la contemplation de son impuissance. L’homme du sous-sol jouit de son désêtre. Je ne suis pas sarcastique en disant cela. Je pense que ce type de constat est plutôt désespérant. Désespérant que des psychanalystes puissent formuler de pareilles conneries. D’ailleurs, cette conception cynique de l’existence n’est pas différente de celle qui existait dans un certain milieu intellectuel de la Russie du temps de Dostoïevski, cynisme qui l’indigne et qu’il dénonce.

D’un autre point de vue, Les Notes du sous-sol parlent des conditions requises pour que la pensée existe : toute pensée commence au-delà de l’amour-propre. On ne peut, à la fois, penser et se protéger des conséquences de sa pensée. L’absence d’amour propre permet de penser avec finesse les mouvements les plus subtils qui nous habitent et elle libère la pensée sur l’autre de tout sentimentalisme.

C’est pourquoi la haine de soi est capable d’engendrer ponctuellement une pensée forte - limitée, il est vrai, par l’impossibilité dans laquelle se trouvera le sujet d’en faire usage.

La haine de l’autre et du monde engendre aussi une pensée. Son caractère destructeur, meurtrier, présente la nervure du réel dans son aspect obscène, ignoble, effrayant. Ayant sa vigueur basée sur des certitudes paranoïaques, cette pensée est pareillement stérile, pareillement inutilisable par le sujet.

Que nous apprend-il donc, l’homme du sous-sol ? À nous qui avons l’habitude, donnée par Freud, d’être enseignés par la psychopathologie ? Que se dépendre de soi, que laisser tomber les attaches de l’amour-propre, suppose une forte assise existentielle – ce que les psychanalystes appellent un narcissisme primaire bien structuré. Voilà la condition qui rend possible au sujet l’usage de sa pensée, possible la jouissance de son accomplissement. Dépend aussi de cette assise existentielle que la pensée soit une pensée pratique, celle qui permet au sujet de construire une nouvelle interprétation de son histoire et une nouvelle place dans le monde. Libérée de l’amour-propre, la pensée se nourrit de la sauvagerie de son impudeur, de la force de son combat avec l’épaisseur du monde, de sa joie de représenter l’inconnu.

Avant d’assumer la jouissance de sa bassesse et de son vice, l’homme du sous-sol a enduré énormément de souffrances : Au début que des souffrances j’endurai dans cette lutte ! Je ne croyais pas que les autres pussent être dans le même cas, et toute ma vie durant je cachai cette particularité comme un secret. J’en avais honte (il se peut que j’en aie honte encore aujourd’hui). Donc, au moment où il écrit, l’homme du sous-sol sait qu’il n’est pas le seul à connaître cette expérience. Maintenant nous allons nous attarder sur les raisons de ces souffrances. Vous verrez, nous ne serons pas déçus.

Demain : les raisons de la souffrance

Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.

En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.

Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.

Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.

Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.

Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :

http://www.collectifpsychiatrie.fr/?p=338

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