Billet de blog 12 octobre 2011

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LES ENSEIGNEMENTS DE LA FOLIE (3) : Un feuilleton « dangereux"

Clinique de Dostoïevski : l’homme du sous-sol  les raisons de la souffrance Rappelez-vous : avant de se définir comme vicieux, canaille, l’homme du sous-sol s’interroge : les autres ressentent-ils ce genre de jouissance ? Il se sent coupable, il est même le premier coupable, mais un coupable sans péché. Coupable d’avoir une conscience trop développée, une conscience accrue. D’ailleurs, se demande-t-il, un homme doué d’une conscience est-il capable de s’estimer un tant soit peu ? Et nous on se demande : conscience de quoi ?

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Clinique de Dostoïevski : l’homme du sous-sol

les raisons de la souffrance

Rappelez-vous : avant de se définir comme vicieux, canaille, l’homme du sous-sol s’interroge : les autres ressentent-ils ce genre de jouissance ? Il se sent coupable, il est même le premier coupable, mais un coupable sans péché. Coupable d’avoir une conscience trop développée, une conscience accrue. D’ailleurs, se demande-t-il, un homme doué d’une conscience est-il capable de s’estimer un tant soit peu ? Et nous on se demande : conscience de quoi ?

La réponse est évidente. L’évidence qui caractérise tous les grands personnages de l’œuvre. Dostoïevski présente ses personnages aux prises avec une découverte scandaleuse qu’ils n’arrivent pas à nommer, mais dont ils acceptent courageusement les effets. Comme Dostoïevski partage avec eux cette expérience de l’innommable, le lecteur, à son tour, est invité à participer à une recherche ancrée dans la parole - les personnages de Dostoïevski parlent tout le temps - recherche vertigineuse autour d’un point d’inconnu qui, nous le savons aujourd’hui, s’appelle l’inconscient. L’homme du sous-sol, ses frères et quelques-unes de ses sœurs dans l’œuvre, accueillent avec courage et générosité les effets du rapport à ce point d’inconnu. (C’est parce qu’ils sont généreux que les grands personnages dostoïevskiens sont excessifs). Ce point d’inconnu les fascine et les valorise : ils sont fiers de leur singularité radicale. Ce point d’inconnu les révulse et les accable : projetés dans une solitude abyssale, ils éprouvent douloureusement le sentiment d’être l’exclus de la communauté de leurs contemporains. Cet écartèlement, cette alternance entre passion et horreur accompagnent l’impossibilité dans laquelle se trouve la conscience trop développée de donner un nom à l’inconnu qu’elle reconnaît. La conscience trop développée a une conviction indiscutable : la personnalité (on dirait aujourd’hui le sujet), ne se réduit pas à la conscience (on dirait aujourd’hui le Moi). Et si parfois cette lucidité peut appeler inconscient ce qui vient de l’inconnu – nous verrons, les exemples sont nombreux – elle le considère alors comme une source et non comme un lieu.

Nommer l’inconscient comme un lieu sera le travail que réalisera Freud. Mais Dostoïevski, par ses personnages, nous donne accès à ce qu’a pu vivre Freud pendant son auto-analyse, très précisément l’enfer dans lequel il a pu être plongé avant de découvrir le fantasme. Si Freud, avant sa découverte du fantasme, se sentait aussi misérable que l’homme du sous-sol, c’est parce qu’il ne pouvait considérer l’ensemble des pensées qu’il accueillait, et l’ensemble des désirs qu’il reconnaissait en lui, comme, simplement, le champ des possibles d’un sujet humain. L’absence de ce point de vue transforme chaque pensée et chaque désir reconnus comme la vérité substantive de l’être. À l’intérieur de cette impasse, si le sujet a une pensée perverse c’est parce qu’il est un pervers, s’il imagine un crime c’est parce qu’il est un criminel, et ainsi de suite. Dans ces circonstances, l’intensité de l’angoisse à contenir est gigantesque, et ses effets dévastateurs. La correspondance intégrale et non-censurée de Freud avec son ami Fliess, qui est la naissance de la psychanalyse, témoigne amplement de ce tourment – qui est celui qui submerge aussi les personnages dostoïevskiens.

Dans le monde occidental d’aujourd’hui, pour certains, l’inconscient est une évidence, comme l’eau courante ou l’électricité. Banalisé, comme toute question fondamentale, il est devenu une information coupée du scandale de son enracinement dans la sexualité infantile. Mais pour l’homme qui, pour la première fois, a eu la force de reconnaître son désir sexuel pour sa mère et celle du désir d’assassiner son père, la douleur psychique et la honte de cette découverte ont dû être intolérables.

Les personnages dostoïevskiens connaissent ces douleurs et cette honte, mais, contrairement à Freud, ils ne pourront jamais reconnaître les liens qui unissent leurs scénarios de désirs au fantasme. Ils n’ont, alors, que trois possibilités : soit ils sont sidérés par le champ du possible qu’ils découvrent, soit ils se précipitent dans la réalité d’un passage à l’acte qui les fixe dans une représentation horrible d’eux-mêmes, soit ils deviennent des saints, des mystiques, capables d’une tolérance infinie à l’égard de l’inhumain que tout humain recèle. Les personnages dostoïevskiens tournent en rond, comme Freud a tourné en rond pendant son auto-analyse, parce qu’ils considèrent comme étant de l’être ce qui n’est que le fantasme. Et comme ils sont généreux et courageux dans l’accueil et dans la traversé des fantasmes qu’ils rencontrent sans pouvoir les nommer comme tels, alors ils se reconnaissent comme étant une pluralité d’êtres et ne savent plus qui ils sont. Et qui sont-ils, finalement ? Des réservoirs de songes et de réalités, capables de souffrances et tranquillité, de passions et de honte, d’amour et de haine, du sublime et du crime ; bref, de sujets semblables à n’importe quel humain. D’ailleurs, l’homme du sous-sol, qui est le paradigme des impasses que rencontrent les personnages dostoïevskiens, peut, parfois, reconnaître qu’il n’est pas seul de son espèce.

Demain : rencontrer l’inconscient

Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.

En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.

Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.

Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.

Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.

Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :

http://www.collectifpsychiatrie.fr/?p=338


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