Clinique de Dostoïevski : l’homme du sous-sol
rencontrer l’inconscient
Les psychanalystes sont familiers avec tous les expédients de contournement de la douleur et de la honte engendrées par la reconnaissance des fantasmes inconscients. Pendant leur analyse personnelle, ils ont connu la force des résistances déployées pour ne pas reconnaître comme monde interne ce qu’ils traitaient comme réalité extérieure ; ils ont aussi connu les difficultés pour contenir l’angoisse d’un conflit psychique au lieu d’exporter son enjeu dans la scène du monde. Ils connaissent aussi le temps requis pour cesser d’utiliser, comme le fait l’homme du sous-sol, la douleur comme un emblème narcissique valorisant pour la considérer, tout simplement, comme une part du lot de ce qui constitue notre humanité.
Les psychanalystes peuvent donc bien comprendre le tourment qui emprisonne les personnages crées par Dostoïevski. Ils savent d’expérience, personnelle ou clinique, ou les deux, l’énergie déployée pour ne pas libérer l’enfant massacré de la honte d’avoir eu des parents assassins. Abandonner cette honte c’est quitter définitivement le réel d’une scène de destruction en le transformant en objet de pensée. Choisir la mémoire contre le réel d’un affect, c’est accepter une blessure psychique, puis (peut-être) une cicatrice, cicatrice qui signe le passage, le transport, de l’expérience réelle à un lieu dans l’inconscient. Accéder à un regard sur le monde, avoir un point de vue, implique l’abandon de la mégalomanie infantile – celle qui hante et habite l’homme du sous-sol, la même qu’utilisa l’enfant qu’il a été pour survivre au désastre.
Si nous faisons un saut dans l’œuvre et considérons les deux grandes figures que sont le Prince Mychkine, dans L’Idiot, et Aliocha, dans Les Frères Karamazov, on constatera qu’eux aussi ne sont pas étrangers aux psychanalystes. Dans la communauté psychanalytique, et depuis longtemps, il y a ceux qui ont fait de la psychanalyse une religion. Dans le meilleur des cas, ils ont de la compassion pour leurs patients. Mais elle ne leur sert guère ; ayant fait, comme Mychkine ou Aliocha, l’impasse sur leur propre vie et leur propre désir, ils sont profondément démunis pour ouvrir la cure vers des imaginaires vivants. Autre chose, évidemment, c’est la transformation de la psychanalyse en secte laïque servant de levier à l’aliénation. De cela aussi parle Dostoïevski, et nous y reviendrons longuement lorsqu’il sera question de la fascination exercée par les assassins d’âme.
Dans l’homme du sous-sol, Dostoïevski, comme je vous le disais hier, nous présente l’angoisse innommable qui peut accompagner la rencontre avec l’inconscient. (Tous ses personnages seront traversés par la même angoisse). Et comment, chez l’homme du sous-sol, cette angoisse empêche la spontanéité, paralyse l’action, empêche une décision.
C’est (l’) homme simple et spontané que je considère comme l’homme normal par excellence. (…) J’envie cet homme. Je ne le nie pas : il est bête. (Mais) si nous prenons l’antithèse de l’homme normal, (c’est-à-dire) l’homme à la conscience raffinée, il se trouve que cet homme alambiqué s’efface, parfois, à tel point devant son antithèse, que malgré tout le raffinement de sa conscience, il en arrive lui-même à ne plus se considérer que comme un souriceau. (…) En plus de la vilenie initiale, le malheureux souriceau a réussi à amasser autour de lui sous forme de doutes et hésitations tant d’autres vilenies ; à la première question, il en a adjoint tant d’autres, complètement insolubles, que, quoi qu’il fasse, il crée autour de lui un gâchis fatal, un gâchis puant, une mare de boue, formée de ses hésitations, de ses soupçons, de son agitation (…) (traduction A. Markowicz, Babel poche, je souligne)
Nous aurions tort de réduire ce tourment à ce que la clinique psychanalytique nous apprend sur les défenses bâties par un obsessionnel. L’homme du sous-sol échoue dans sa tentative de dresser ce type de défenses. Si rumination il y a, et il y en a, elle se fait devant un champ de ruines psychiques. Il refuse l’idée platonicienne d’un homme normal, il refuse la rationalité consciente comme critère de vérité de l’être, mais à ce refus il ne peut opposer que son humanité douloureuse, blessée, confuse. Pourquoi ? Parce que la rencontre de l’homme du sous-sol avec l’inconscient se fait dans une scène de haine. Elle nous rappelle l’enseignement transmis par Sandor Ferenczi dans son essai Confusion des langues : écrasé par l’adulte pervers, l’enfant prend à sa charge la culpabilité que l’autre ne ressent pas. Je cite l’homme du sous sol :
Et en général, je déteste dire : « Pardonnez-moi, papa, je ne le ferai plus jamais ! » Non parce que je suis incapable de prononcer ces paroles, mais peut-être bien, au contraire, parce que je n’en suis que trop capable ! Et comme un fait exprès, je me précipitais en avant précisément lorsque je n’étais absolument pour rien dans l’affaire. C’est ce qu’il y avait de plus répugnant. (Dans la phrase d’avant il y avait cette répugnance aussi, mais déjà intériorisée). Et avec cela je m’attendrissais, je me confessais, je pleurais et, pour finir, naturellement, je me trompais moi-même, tout en ne simulant pourtant pas : c’est mon cœur qui me jouait ces sales tours. (Dans la traduction d’André Markowicz, op.cit. Je souligne)
(…) Il est pénible de se rappeler tout cela, et, d’ailleurs, sur le moment, c’était bien pénible aussi. En effet, une minute de plus, et je me rends compte rageusement que tout cela n’est que mensonge ignoble, infâme comédie – cette contrition, cet attendrissement, ces serments de vie nouvelle. (Ibidem)
Cette culpabilité que le sujet prend sur lui pour protéger le père sera le thème central dans Les Frères Karamazov. Dans l’homme du sous-sol les parents ont quitté la scène, reste le corps psychique, écorché.
Pour l’homme du sous-sol le père est aussi au centre du tableau. Le texte finira d’ailleurs sur le père, plus précisément sur l’absence du père, je cite :
Il y longtemps que nous ne naissons plus de pères vivants, et cela nous plaît de plus en plus. Nous y prenons goût. Bientôt nous voudrons naître d’une idée.
(Cette dernière citation, soulignée par moi, est tirée de l’édition POL des Notes du sous-sol, 1993, qui faisait partie d’un ensemble de textes de références réunis sous la dénomination La Collection, épuisé depuis. La traduction est J.W. Bienstock revue par Hélène Henry. C’est dans cette édition qu’on trouve l‘essai de Leslie Kaplan, L’expérience du meurtre, qui sert de présentation à ouvrage de Dostoïevski, essai sur lequel je reviendrai. Le texte de Leslie Kaplan a été réédité dans son livre Les Outils, POL, Paris, 2003.)
Demain : les plusieurs dimensions du personnage
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :
http://www.collectifpsychiatrie.fr/?p=338