Billet de blog 16 novembre 2011

Heitor O'Dwyer de Macedo (avatar)

Heitor O'Dwyer de Macedo

Abonné·e de Mediapart

LES ENSEIGNEMENTS DE LA FOLIE (18) : Un feuilleton «dangereux»

Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (3/20)  Raskolnikov et Marmeladov Avant l’assassinat trois autres situations échappent à l’emprise du Surmoi. La première est la rencontre avec Marmeladov, ce roi shakespearien déchu et perdu dans un cabaret du bas-fond de Saint Petersburg. Cette rencontre a une importance déterminante pour l’ensemble du livre, et une importance secondaire pour le meurtre. Elle est aussi riche de renseignements sur la personnalité de Raskolnikov avant le crime.

Heitor O'Dwyer de Macedo (avatar)

Heitor O'Dwyer de Macedo

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (3/20)

Raskolnikov et Marmeladov

Avant l’assassinat trois autres situations échappent à l’emprise du Surmoi. La première est la rencontre avec Marmeladov, ce roi shakespearien déchu et perdu dans un cabaret du bas-fond de Saint Petersburg. Cette rencontre a une importance déterminante pour l’ensemble du livre, et une importance secondaire pour le meurtre. Elle est aussi riche de renseignements sur la personnalité de Raskolnikov avant le crime.

C’est Raskolnikov qui remarque Marmeladov en premier. Dostoïevski introduit la scène par une observation, je cite : « Il nous arrive parfois de rencontrer des personnes, souvent des inconnus, qui nous inspirent un intérêt subit, à première vue, avant même que nous ayons pu échanger un mot avec elles. Ce fut l’impression que produisit (Marmeladov) sur Raskolnikov. (…) Il ne le quittait pas des yeux, l’autre non plus. » (Folio, page 69). Donc, Raskolnikov, avant l’assassinat, est capable de s’intéresser intensément à quelqu’un. Ce trait de générosité du personnage me semble capital pour la suite des événements et j’y reviendrai. Pour l’instant notons seulement cette générosité comme un trait de la passion qui l’habite. Je signale aussi que la rencontre avec Marmeladov, rencontre fulgurante et énigmatique, énigmatique parce qu’autour d’un point de réel, est une constante dans l’œuvre dostoïevskienne.

Autant Raskolnikov est très soucieux de s’écarter de ses sentiments, autant Marmeladov est plongé dans l’immensité de la souffrance : « Plus je bois, plus je souffre. C’est parce que je cherche à sentir, et à souffrir davantage que je me livre à la boisson. Je bois pour mieux souffrir, plus profondément. ». Et d’ailleurs il a cru déchiffrer sur le visage de Raskolnikov « l’expression d’une douleur. Vous étiez à peine entré que j’en avais l’impression, voilà pourquoi je vous ai aussitôt adressé la parole.»(Folio, pages 75,76) Or, Raskolnikov entre dans le cabaret après la visite à l’usurière, que le lecteur comprend confusément être la répétition de quelque chose de macabre. Ce constat que son visage exprime de la douleur atteste l’ampleur de la lutte qu’il mène contre l’existence de ses sentiments.

Les parentés entre Marmeladov avec l’homme du sous-sol sont nombreuses : sa connaissance aigue de lui-même, son indignité, le caractère sordide de sa condition, sa haine de soi. Aussi, comme l’homme du sous-sol il envoie une enfant à la prostitution et cet enfant c’est sa fille. Et pourtant ce personnage, père meurtrier, nous touche, nous émeut. Parce que, contrairement à l’homme du sous-sol, qui a une position perverse, Marmeladov a un regard où passent « des éclairs de folie (…) Ce qui étonnait le plus dans (son) visage c’était l’enthousiasme qu’il exprimait – peut être aussi une certaine finesse et de l’intelligence. » (Folio, page 69) Marmeladov, à la différence de l’homme du sous-sol, ne cesse de faire appel à l’autre, ne cesse de supposer un autre capable d’accueillir sa demande, son infinie détresse, les ruines de son être. Et si cet autre n’existe pas dans ce monde, alors il y aura Dieu lors du jugement dernier qui le recevra dans son royaume, même s’il est un porc, une bête. Et les sages et les intelligents ne comprendront rien. (Folio, page 82) Certainement parce que l’intelligence n’est pas suffisante pour soutenir l’accueil absolu.

Je me dis que c’est cette croyance dans une bonté divine sans condition qui donne au personnage tragique de Marmeladov des couleurs pathétiques et grotesques. Or, cette croyance renvoie au cadre de pensée duquel Raskolnikov veut se séparer, afin d’être le seul responsable de ses actes, pour être le seul à qui rendre compte du sens de sa vie, le seul responsable de sa perte ou de son salut. Mais la croyance de Marmeladov révèle l’étendue de la tâche qui attend celui qui essaye de fonder un autre mode de penser le monde. Parce que la croyance de Marmeladov présuppose l’existence des données sans lesquelles aucun lien efficace au réel n’est possible et qui, pour cela, doivent se retrouver dans la nouvelle fondation : un référent (Dieu, pour Marmeladov) permettant la coexistence des différentes singularités. Référent qui garantit aussi la démesure, voire la folie, comme faisant partie de notre humanité. De ce point de vue, Marmeladov exprime la position de Dostoïevski, position à laquelle il confrontera Raskolnikov, sans pourtant jamais l’imposer. En effet, une des caractéristiques du génie de Dostoïevski c’est le respect et l’amour qu’il a pour ses personnages, qu’il amène là où il ne se sent pas en mesure d’aller.

Du point de vue du roman la rencontre avec Marmeladov est fondamentale. C’est grâce à cette rencontre que Raskolnikov connaîtra Sonia qui, identifiée au désir de son père, s’est constituée comme l’accueil absolu de l’autre. (Soit dit en passant, dans la construction de ses personnages Dostoïevski témoigne d’une connaissance stupéfiante des identifications inconscientes).

Concernant le meurtre : le rapport de Sonia à son père est identique à celui de Dounia à l’égard de son frère Raskolnikov ; Dounia sur les instances de leur mère, accepte de se prostituer par le mariage pour que son frère puisse faire ses études et avoir une bonne carrière. Il y a aussi l’aspect sordide : Marmeladov et son environnement présentent au protagoniste une figure de ce que pourrait être son avenir misérable. Ceci aide à induire le lecteur momentanément en erreur dans l’appréciation des mobiles du crime qui, pour l’instant, semblent être purement pécuniaires.

Les deux autres situations qui échappent à l’emprise du Surmoi avant le meurtre sont :

la lettre de la mère – qui nous fait connaître une mère horrible, maquerelle, perverse et dominatrice ;

le rêve du massacre du cheval – qui nous fait connaître un père faible, timoré, peureux : Il y a longtemps déjà que nous ne naissons plus de pères vivants !

Ces deux renseignements sur l’environnement familial de Raskolnikov sont doublement importants. Tout d’abord ils indiquent que la solitude dans laquelle il se trouve à la veille du meurtre n’est pas inhabituelle, qu’elle date d’avant sa période universitaire, et qu’elle est là depuis l’enfance, donc depuis toujours. Fils d’une mère perverse et d’un père absent, Raskolnikov a dû se forger des défenses en béton pour se protéger contre la douleur qu’une telle solitude mobilise et pour pouvoir aller de l’avant. Freud nous a appris que ces défenses bâties par l’enfant précocement abandonné par ses parents sont de défenses mégalomaniaques, par lesquelles le sujet essaye de se convaincre qu’il peut se passer des autres pour vivre et qu’il ne doit compter que sur la toute puissance de ses fantasmes. Ceci est compréhensible : parier sur la fiabilité de la présence de l’autre c’est courir le risque d’être à nouveau déçu, donc de retrouver la douleur initiale contre laquelle le sujet se défend pour ne pas partir en morceaux. La clinique du trauma implique toujours qu’on respecte cette défense maniaque mise en place pour palier une douleur psychique incommensurable. Et Dostoïevski, comme je vous le démontre, nous enseigne sur cette clinique.

La connaissance de l’environnement familial de Raskolnikov nous apprend aussi la nature de son Surmoi – information capitale pour comprendre la suite des événements. Là encore on ne peut qu’être abasourdi par l’intelligence qu’avait Dostoïevski de ces processus psychiques qui seront conceptualisés par Freud des décennies plus tard.

La constitution d’un Surmoi est complètement tributaire des relations réelles que connaît l’enfant dans sa toute petite enfance. Si les parents sont incapables de reconnaître les énormes besoins psychiques du bébé, cela déterminera la mise en place d’un Surmoi cruel, fait d’un mélange d’idéalisation et de persécution. La défense mégalomaniaque est une tentative d’échapper à cette cruauté. Tentative ratée, puisque la défense maniaque ne prend pas en compte les besoins du Moi et, au contraire, le soumet à une exigence cruelle de toute puissance.

L’autre conséquence de la mise en place précoce d’un Surmoi cruel sera que, depuis l’enfance, chez toute nouvelle personne rencontrée, le sujet va projeter l’idéalisation et la persécution originaire. L’idéalisation fera de cette nouvelle connaissance un être parfait, idéal, capable de répondre à toutes les attentes. Mais les blessures narcissiques profondes rendent la moindre différence entre l’autre et soi-même intolérable et, donc, très vite, le nouveau venu sera le nouveau persécuteur. La plus petite inattention, une inadéquation minime entre l’attente et la réponse à cette attente, seront utilisées comme la preuve indiscutable d’un abandon et précipiteront l’autre à la place du persécuteur de toujours. Evidemment tout ce processus échappe à la conscience. Consciemment le sujet est convaincu que, encore une fois, il a été trahi dans sa confiance et que l’autre rencontré est, encore une fois, incapable d’aimer. Pour la conscience ce qui rend le nouveau venu persécuteur ce n’est pas cette inadéquation minime entre l’attente et la réponse obtenue ; pour la conscience cette impossible coïncidence est vécue comme un refus d’amour venant de l’autre. Or, le refus est un acte de désir : l’autre se refusant à donner l’amour qu’il aurait pu donner devient un persécuteur volontaire et destructeur. Trahi et abandonné, le sujet, apparemment – c’est-à-dire, pour la conscience – retrouve l’abandon qu’il connaît ; de fait, il se l’auto-inflige, en répétant ainsi l’abandon premier, celui de la première enfance.

Un facteur inconscient augmente les effets de la cruauté du Surmoi : inconsciemment le sujet sait qu’il est le metteur-en-scène de ce qui lui arrive, il sait que ce sont ses attaques qui ont transformé l’autre en persécuteur. Et, coupable, il se punit de ces attaques.

Toutes ces considérations nous permettent de comprendre l’immense difficulté que rencontre Raskolnikov à aimer Sonia et à reconnaître la vérité de l’amour qu’elle a pour lui. Il faut être la fille de Marmeladov pour supporter si longtemps les attaques sadiques de Raskolnikov. Sonia est une figure du thérapeute qui s’occupe du trauma.

Mais le Surmoi n’est pas seulement une conséquence des premières relations réelles qu’on rencontre dans la vie. Le Surmoi renvoie aussi à la loi commune, aux référents d’une culture, garants du désir et de la vie.

(Pour les citations se référer à Crime et Châtiment, FOLIO, traduction de D. Ergaz, Paris, 1991)

Demain : Rasoumikhine, l’ami

Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.

En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.

Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.

Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.

Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.

Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :

http://www.collectifpsychiatrie.fr/?p=338

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.