Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (4/20)
Rasoumikhine, l’ami
Essayons de nous représenter l’étendue des difficultés dans lesquelles se trouve Raskolnikov. Il veut changer le cadre de pensée donné par la société dans laquelle il vit. La légitimité d’un tel projet s’enracine dans sa biographie : son autre premier ne pouvant être un référent, il a bien raison d’assumer son désir d’aller à la recherche des nouvelles modalités de rencontre, pour fonder des nouveaux rapports à l’autre et au monde. Mais, dans ce parcours, il sera encombré par les caractéristiques de son Surmoi qui l’empêcheront de reconnaître l’autre comme une nouveauté, et la rencontre comme inédite. Heureusement un Surmoi n’est pas seulement la conséquence des premières relations réelles qu’on rencontre dans la vie. Le Surmoi renvoie aussi à la loi commune, aux référents d’une culture, garants du désir et de la vie entre les membres de la communauté – loi et référents qui sont transmis à l’enfant par les parents et d’autres adultes de référence.
La clinique nous apprend que l’atténuation de la cruauté du Surmoi requiert qu’on s’occupe du corps, physique et somatique. Et qu’on invente et qu’on entretienne la rencontre avec le semblable. Le semblable est le petit autre, qui va du copain de bistrot, ou de l’étranger croisé lors d’un voyage, à l’ami. Pour la théorie psychanalytique, s’intéresser au corps et au semblable veut dire qu’on s’intéresse au Moi, voire au renforcement du Moi. Le Moi, pour le dire vite, c’est ce lieu, cette demeure, où peuvent se rencontrer les invités de l’intérieur – les sensations corporelles, les pulsions, les désirs, les souvenirs – et les invités de l’extérieur – la peau, l’autre, le monde. Dostoïevski, grand clinicien, est très attentif au Moi. Côté corps, il ne cesse d’indiquer comment Raskolnikov ne s’occupe pas du sien. Côté semblable, il y a Rasoumikhine.
Avant et juste après le meurtre Raskolnikov se dirige chez Rasoumikhine. Rasoumikhine est l’ami, fidèle et généreux, de la même génération, bien proche et, en même temps différent, bref, un autre Moi. Cela fait longtemps que Raskolnikov ne l’avait vu. Or, comme c’est seulement depuis deux mois qu’il pense au meurtre on peut logiquement supposer que s’il avait entretenu cette relation d’amitié pendant cette période les choses se seraient passées autrement. Laissons ces conjectures ; une chose est certaine : dans l’œuvre de Dostoïevski Rasoumikhine est la figure de l’ami, et, comme telle, il représente l’importance de ce petit autre dans la vie d’un être humain. Je reviendrai longuement sur Rasoumikhine par la suite. Pour l’instant je voulais faire deux remarques.
La première concerne le récit de Crime et châtiment. Si la rencontre avec Sonia, rencontre essentielle, patine, dérape, c’est parce que Raskolnikov n’a pas d’ami. Et si la rencontre avec Sonia peut finalement avoir lieu c’est parce qu’il intériorise l’amitié avec Rasoumikhine. L’ami, ce petit autre, qui atténue la cruauté du Surmoi et, ce faisant, prépare la rencontre avec le réel de l’amour, où l’autre est à la place du Tout. Parce que la rencontre avec le réel de l’amour est bouleversante, fondatrice. Or, lorsque le Moi est fragile, cette intensité absolue et inédite est vécue comme persécutrice et meurtrière.
La deuxième remarque s’adresse aux cliniciens. Dans la clinique du trauma il est fondamental que le thérapeute connaisse et se soucie de l’importance de ce petit autre dans la relation clinique. Pour cela il est important de prendre en considération les éléments de la réalité de la vie du patient.
Pour faire comprendre l’importance de ce petit autre je vous donnerai un exemple clinique. C’est un mot d’enfant entendu dans un restaurant.
Un adulte dit à une enfant qui vient de faire une grosse bêtise : pourquoi tu as fait cela ? Et la petite fille : tu ne penses pas que cela ira plus vite si tu commences à taper tout de suite ?
Deux hypothèses. Soit l’adulte est quelqu’un de nouveau dans la vie de l’enfant. Dans ce cas, l’enfant reconduit la relation habituelle de violence à l’adulte tutélaire et, ce faisant, elle projette sur l’inédit l’ombre de la répétition. Par ce procédé elle évite de rencontrer un nouveau mode de relation à l’adulte basé sur la parole. Cet évitement a un bénéfice : il épargne au sujet l’immense travail psychique d’établissement d’un nouveau mode de rencontre. Selon cette hypothèse, la phrase de la petite fille tu ne penses pas que cela ira plus vite si tu commences à taper tout de suite concerne avant tout elle-même. En effet, cela va plus vite pour elle de revivre le trauma habituel, que de s’engager dans le travail psychique de reconnaissance que tous les adultes ne sont pas pareils. Evidemment tout ce processus est inconscient. Que soit elle qui reconduise son mode habituel de relation à l’adulte échappe à son entendement. Au contraire, comme tout ceux qui utilisent le même procédé inconscient, elle est persuadée que la répétition vient du réel qui ne produit que des adultes violents.
L’autre hypothèse c’est que l’adulte du dialogue soit l’agent du trauma. Dans ce cas la phrase de la petite fille indique l’intelligence que celle-ci a d’une situation qui se répète régulièrement, où la parole n’a pas sa place et qui, de toute façon, finira toujours dans la violence.
Dans les deux cas il n’y a pas de petit autre pour l’enfant, enfermée qu’elle est dans une relation totalitaire à l’adulte de référence.
Revenons au roman. Le lendemain du meurtre, dès son réveil, Raskolnikov va chez Rasoumikhine. Il le fait juste après s’être rendu au Commissariat pour répondre à la convocation concernant sa dette avec sa logeuse. Il en est étonné : « Il s’arrêta soudain brusquement près du pont. ‘C’est là qu’il habite, ici, dans cette maison. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Mes jambes m’ont machinalement porté jusqu’au logis de Rasoumikhine, la même histoire que l’autre jour. C’est tout de même curieux ; suis-je venu exprès ou bien ai-je été amené ici par hasard ? N’importe, j’ai bien dit l’autre jour que j’irais chez Rasoumikhine le lendemain. Eh bien, voilà, je suis venu !’» (Folio, page 227).
L’autre jour c’était la veille du meurtre, donc l’avant veille. Déjà, à ce moment-là, Raskolnikov était étonné :
« ‘Et pourquoi la pensée d’aller chez Rasoumikhine m’est-elle venue à présent ? C’est extraordinaire !’ (…) La question de savoir pour quelle raison il se rendait maintenant chez Rasoumikhine le tourmentait plus qu’il ne se l’avouait à lui-même. (…) ‘Quoi donc, se peut-il que j’aie pensé arranger toute l’affaire grâce au seul Rasoumikhine ? Trouver la solution à toutes ces graves questions en lui ?’ - se demandait-il avec surprise. (Je souligne) Il réfléchissait, se frottait le front, et, chose bizarre, (…) une idée extraordinaire lui vint brusquement. (…) ‘J’irai chez lui … le lendemain, après la chose, quand la « chose » sera fini et quand tout aura changé …’ Tout à coup, Raskolnikov revint à lui. ‘Après la chose, s’écria-t-il en sursautant, mais cette chose aura-t-elle lieu, aura-t-elle vraiment lieu ?»(souligné par Dostoïevski). (Folio, pages 137 et 138).
Ce doute exprimé à la fin indique bien que la visite à Rasoumikhine aurait pu changer le cours de événements, arranger toute l’affaire, trouver la solution à toutes ces graves questions.
C’est après avoir été devant le logis de Rasoumikhine que Raskolnikov fait le rêve du cheval, après lequel il est capable d’imaginer parfaitement le meurtre. De toute évidence, dans le rêve, le cheval représente aussi l’usurière ‘Seigneur, s’exclama-t-il, se peut-il, mais se peut-il vraiment que je prenne une hache pour la frapper et lui fracasser le crâne. Se peut-il que je glisse sur son sang tiède et gluant, que j’aille forcer la serrure, voler, trembler, et me cacher tout ensanglanté… avec ma hache ? … Seigneur, cela est-il possible ? ...’ Juste après avoir imaginé le meurtre dans tous ses détails, il convient qu’il n’aura pas le courage. Puis, « il sentait qu’il avait déjà rejeté ce fardeau effrayant qui, si longtemps, l’avait écrasé de son poids ; son âme lui semblait allégée et paisible. (…) Malgré sa faiblesse, il n’éprouvait pas de fatigue. On eut dit que l’abcès qui, tout ce mois s’était peu à peu formé dans son cœur, venait de crever soudain. Libre ! » (Folio, pages 148 et 149).
Il est évident que ces considérations après que le personnage ait été devant le domicile de Rasoumikhine ne sont pas fortuites. (Dostoïevski ne laisse rien au hasard). Rasoumikhine, il est clair, est pour Raskolnikov un critère de référence, référence moïque – et ses réflexions concernent le Moi.
Je disais hier que Rasoumikhine est l’ami. Parmi tous les grands personnages de l’œuvre il est, en fait, la seule figure de l’ami. Il n’y a pas entre lui et Raskolnikov la perméabilité, voire la porosité, qu’il y a entre le prince Mychkine et Rogogine, dans L’idiot, ou entre les personnages des Démons, ou entre les frères Karamazov. Rasoumikhine n’est donc pas le double de Raskolnikov, il est radicalement un autre. D’ailleurs, souvent, Rasoumikhine ne comprend pas ce qui se passe avec et chez son ami – ce qui ne l’empêche pas de l’aimer toujours, de lui rester toujours fidèle. Si Rasoumikhine aime et admire Raskolnikov, il n’est pas fasciné par lui. Raskolnikov l’impressionne, mais il ne l’envie pas. Rasoumikhine, de toute évidence aime la vie, aime les femmes, a un rapport immédiat et simple au réel. Certainement, de son point de vue, Raskolnikov s’embrouille inutilement l’existence, constat qu’il fait avec patience et tendresse. Cette dimension de tendresse est un trait essentiel, et elle fait de Rasoumikhine un personnage à part dans l’ensemble de l’œuvre. Il est le brave type, qui ne s’encombre pas des questions qu’il juge être trop compliquées pour lui. Il ne jalouse pas ceux qui s’en occupent, et ne les considère ni avec sarcasme ni avec dérision ; tout simplement ce n’est pas son affaire – ce qui fait, d’ailleurs, que ce ne sera pas une raison pour qu’il les estime particulièrement. Ses critères d’affection ont d’autres motifs : la sincérité, la force de caractère, le courage moral, la générosité, l’intelligence de la vie.
(Pour les citations se référer à Crime et Châtiment, FOLIO, traduction de D. Ergaz, Paris, 1991)
Demain: la menace de la folie
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :