Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (5/20)
la menace de la folie
Comme je vous disais avant, Rasoumikhine est le petit autre par excellence, l’ami, celui sans qui on ne peut sortir du trauma, parce que c’est lui qui donne consistance au Moi. C’est aussi de ce petit autre dont on a besoin lorsqu’on se lance dans un projet d’envergure. Et si celui dont on attendait cette présence fait défaut, nous nous sentons, à raison, trahis et abandonnés. Je reviendrai encore sur cette question du petit autre, centrale dans la relation thérapeutique.
Dans les autres romans de Dostoïevski c’est par l’intermédiaire des femmes que les personnages d’hommes essayent de quitter le territoire traumatique. Mais cette tentative ne marche jamais. Certes, à cause des femmes qu’ils rencontrent. Mais, surtout, parce qu’ils n’ont pas un Rasoumikhine dans leur vie, parce qu’ils n’ont pas un ami homme sur qui s’appuyer, en qui avoir confiance. Pour un homme, reconnaître l’enjeu homosexuel, accepter cette dimension, est condition essentielle pour qu’il puisse rencontrer une femme. Si Raskolnikov peut faire, après un long parcours, un usage psychique de l’amour de Sonia, c’est parce que Rasoumikhine existe dans sa vie.
Dostoïevski présente Rasoumikhine comme une force de la nature, d’humeur toujours égale. « C’était un garçon extrêmement gai, expansif, et d’une bonté qui touchait la naïveté. Cette naïveté cependant n’excluait pas les sentiments profonds et une grande dignité. (…) Rasoumikhine était encore remarquable par cette particularité qu’aucun insuccès ne pouvait le troubler et que nul revers n’arrivait à l’abattre. »Raskolnikov, quant à lui, dira que Rasoumikhine est « le meilleur d’eux tous, c’est-à-dire plus intelligent et (qui) peux juger. » (Folio, pages 135 et 136, puis 229).
Et, en effet, lorsque Raskolnikov revient à lui après le meurtre, Rasoumikhine est là, à ses côtés. Et il a tout organisé. Homme pratique et d’initiative, il a pu trouver l’adresse de son ami – ce qui dans les circonstances de leur dernière rencontre indique l’ampleur de sa fidélité. Il a su se faire adopter par la logeuse – jusqu’à récupérer la reconnaissance de dette signée par Raskolnikov et à cause de laquelle il avait été convoqué au Commissariat. Et, surtout, il s’occupe de son corps, de son Moi donc : Raskolnikov a de quoi bien manger, il lui a acheté aussi des bons oreillers pour qu’il dorme bien, et des couvertures, et des nouveaux vêtements.
Lorsque Rasoumikhine retrouve Raskolnikov chez lui - faible, fiévreux et délirant - il rencontre quelqu’un de très en retrait par rapport au monde. Après le meurtre, peu à peu, tout devient indifférent à Raskolnikov. Avant d’avoir assassiné la vieille, dans l’épisode avec la jeune fille, par exemple, il s’exigeait d’être insensible, faisait le fanfaron. (Folio, pages 127 et svts.). Maintenant cette insensibilité le surprend et le glace. On ne peut mieux décrire la dépersonnalisation qu’accompagne le désinvestissement du corps, désinvestissement qui signe l’entrée dans la psychose. Les premiers signes il les perçoit au Commissariat :
« Il se sentait soudain plein d’indifférence pour l’opinion qu’on pouvait avoir de lui et ce changement s’était opéré dans un clin d’œil. (…) Si la chambre au lieu de se trouver pleine de policiers avait été remplie de ses amis les plus intimes, il n’eût sans doute pas trouvé une parole amicale ou sincère à leur dire dans le vide où sombrait son cœur. Une lugubre impression d’isolement infini et terrible l’envahissait. (…) Quelque chose de tout nouveau s’accomplissait en lui qu’il n’aurait su définir et qu’il n’avait jamais éprouvé. (…) Jamais encore il n’avait éprouvé de sensation si étrange et si cruelle et ses souffrances redoublaient du fait qu’il avait conscience que c’était bien là une sensation plutôt qu’un sentiment raisonné, une sensation épouvantable, la plus torturante qu’il eût connue dans sa vie.» (Folio, pages 215 et 216). - Cette sensation épouvantable est la conséquence d’un Moi qui se désagrège et disparaît, disparition elle même conséquence du désinvestissement du corps propre qui, du coup, devient inhabité, désincarné.
Son état s’empire et il en a conscience. Comme l’homme du sous-sol il se dit : « C’est parce que je suis malade, décida-t-il enfin, d’un air sombre. Je me torture et me déchire moi-même ; je suis incapable de contrôler mes actions (…) Je ne fais que me martyriser … » Mais, contrairement à l’homme du sous-sol, il est encore capable d’être effrayé par cet état, capable de souhaiter de ne pas s’y installer : « Quand je serai guéri, je ne (me martyriserai) plus … Mais si je ne guéris jamais ? Seigneur ! Comme je suis las de toute cette histoire ! »( Folio, page 227).
Cette lassitude concerne son impuissance « d’échapper à ses pensées. Il avait terriblement envie, mais ne savait pas comment s’y prendre. » À cette impuissance se mêle une haine boueuse qui englouti tout, haine qui accompagne l’entrée dans la folie : « Une sensation nouvelle s’emparait irrésistiblement de lui et croissait d’instant en instant. C’était un dégoût presque physique, un dégoût opiniâtre, haineux pour tout ce qu’il rencontrait, toutes les choses et les gens qui l’entouraient. Il avait horreur de tous les passants, horreur de leurs visages, de leur démarche, de leurs moindres mouvements. Il aurait aimé leur cracher à la face, il était prêt à mordre quiconque lui adresserait la parole … » (Folio, page 227).
Et c’est dans cet état que ses jambes l’ont machinalement porté jusqu’au logis de Rasoumikhine. Inconsciemment, au moment où il perd pied dans son corps, il a recours à l’ami, au petit autre, à un autre Moi, à un autre corps. Et cette tentative est la preuve qu’il n’est pas entièrement détruit, qu’il y a encore en lui un espace vivant resté intact. Cette tentative témoigne donc de l’existence chez Raskolnikov des conditions psychiques qui préparent l’advenue de Sonia. Mais, pour l’instant, cette tentative ne peut aboutir, impossible pour Raskolnikov de la transformer en rencontre.
« Le seuil de Rasoumikhine a peine franchi, il avait failli étouffer de colère contre lui même. Il a beau reconnaître que Rasoumikhine est le meilleur de tous, qu’il est intelligent et (capable de) juger, sa haine à son propre égard est plus forte. Et comme l’homme du sous-sol il aura recours à une position mégalomaniaque. (L’homme du sous-sol est le paradigme du rapport à la psychose qu’ont les grands personnages tragiques de Dostoïevski) : « Maintenant, je vois que je n’ai besoin de rien, entend-tu, de rien du tout… Je me passe des services et de la sympathie des autres… Je suis seul et me suffis à moi-même… Puis, en voilà assez. Laissez-moi tranquille. » (Folio, page 229).En d’autres termes, lors de cette rencontre avec Rasoumikhine, Raskolnikov, comme l’homme du sous-sol, appelle l’autre pour lui dire son désintérêt pour son existence, pour qu’il soit à la place d’un spectateur impuissant.
Mais ici, contrairement à l’homme du sous-sol, l’autre n’est pas virtuel. Et Rasoumikhine, comme un vrai ami, l’engueule : « Mais tu deviens fou, vociféra Rasoumikhine, pris enfin de fureur. Quelle est cette comédie que tu joues là ? Tu m’as fait perdre la tête, parole d’honneur. Pourquoi es-tu venu dans ces cas, mille diables ? » Mais dès qu’il comprend que Raskolnikov n’entend rien et va s’en aller, la colère disparaît et c’est le souci pour son ami qui prédomine : « Hé, dis donc, où habites-tu ? » (Folio, pages 228 et 231).
Deux remarques sur cette visite. D’abord qu’elle a permis à Rasoumikhine de comprendre que son ami est sérieusement malade, qu’il a le délire, qu’il est une espèce de fou. Et c’est pourquoi il ira chercher son adresse et s’occupera de lui – avec les conséquences bénéfiques qu’on connaît. Bref, si la tentative de Raskolnikov de rencontrer un petit autre a raté, elle n’a pas été inutile puisqu’elle a permis à son ami de reconnaître à la fois son désespoir et son appel.
La deuxième remarque concerne la colère de Rasoumikhine lorsqu’il s’adresse à Raskolnikov en disant : « Quelle est cette comédie que tu joues là ? Tu m’as fait perdre la tête, parole d’honneur. Pourquoi es-tu venu dans ces cas, mille diables ? » Cette adresse n’est pas celle d’un petit autre, mais celle d’un référent, de quelqu’un qui rappelle la loi commune, précisément, ici, qu’on ne traite pas quelqu’un comme s’il n’existait pas, comme s’il n’avait pas des sentiments.En effet, et heureusement, l’ami n’est pas seulement à la place d’un petit autre ; s’il s’agit d’un ami, inévitablement il occupera souvent la place d’un référent. En effet quel autre type de relation, que celle d’une vraie amitié, se constitue comme le lieu où la rencontre se fonde et se soutient de la reconnaissance de la singularité de chacun des partenaires ? - exercice difficile, exigeant et joyeux d’une réciprocité qui met au travail l’invention de son cadre éthique.
(Pour les citations se référer à Crime et Châtiment, FOLIO, traduction de D. Ergaz, Paris, 1991)
Lundi prochain: la fabrication d’un Rasoumikhine par un collectif de soins
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :