Clinique de Dostoïevski : l’homme du sous-sol
l’après-coup
La deuxième partie du récit a comme titre À propos de la neige fondue. Elle commence par un exergue, des vers d’un poème de Nekrassov. Je le cite in extenso, comme il est donné dans la traduction de J.W. Bienstock, revue par Hélène Henry. Cet exergue révèle qu’après la rencontre avec Lisa, qui fait la prostituée, rien ne peut plus être pareil, qu’elle hantera pour toujours l’homme du sous-sol, comme un spectre, qu’elle le rongera, comme un cancer généralisé. Voici le fragment du poème :
Quand aux ténèbres de l’erreur
J’eus arraché ton âme déchue
Avec l’ardent discours de la conviction.
Quand emplie d’un tourment sans fond
Tu eus maudit, tordant les bras,
Le vice où tu t’étais égarée,
Quand châtiant ta conscience oublieuse
Avec le fouet du souvenir,
Tu me fis le récit fidèle
De ce qu’avant moi tu avais vécu.
Et soudain te voilant le visage,
Toute pleine de honte et d’horreur,
Atterrée, épouvantée
Tu éclatas en long sanglots …
Etc., etc., etc.
Premier chapitre. Les péripéties qui nous seront racontées datent de 20 années avant la première partie. Le personnage a exactement 24 ans. Il est mal dans sa peau, essaye de se donner une contenance, se sent seul, un gamin. De cette solitude il fait une emblématique, qui le distingue selon lui des romantiques russes, dont il donne une description pleine de mépris. Lorsque cette solitude devient insupportable, il a recours à la débauche, comprenez la sexualité, les bordels, les putes. Comme je l’ai déjà mentionné, pour les personnages de Dostoïevski, la sexualité est vécue comme une menace. Pour l’homme du sous-sol, vivre sa sexualité procure, je cite, « un sentiment de honte qui ne me lâchait jamais, même aux instants les plus ignobles, et qui m’exaspérait jusqu’à la folie. » J’ai trouvé la fin de la phrase tellement incroyable, que je suis aller regarder dans toutes les traductions disponibles ; c’est bien cela. La honte que lui procure la sexualité, je cite, « cette sale débauche sournoise, souterraine », ne le quitte jamais. Elle est même le signe, et ceci est très intéressant, je cite, « que (son) âme portait déjà en elle le sous-sol. »
C’est après une nuit de « débauche » qu’il rencontre le lieutenant qui l’obsédera pendant deux ans. En passant devant un petit restaurant, il assiste, à travers les fenêtres, « à une bataille à coups de queues de billard ». Un homme est jeté dehors, par la fenêtre, exactement. Il envie tellement cet homme, que le désir lui vient d’être lui aussi roué de coups et jeté par la fenêtre. Il entre. Il se tenait debout auprès du billard. « Voulant passer, un officier me prit par les épaules et sans explication, sans un mot, il me déplaça et passa comme si je n’existais pas. (…) On avait agi avec moi comme avec une mouche. (…) L’officier était de grande taille ; moi petit et chétif. »
Pour le lecteur que je suis, le personnage cherche auprès de cet officier une punition qui puisse calmer sa culpabilité après sa nuit de «débauche», culpabilité d’avoir une sexualité. Mais il se considère indigne de la recevoir, sa punition méritée, tellement il se trouve ridicule. Et donc il ne pensera qu’à une chose : se rendre digne d’une confrontation avec son aimé, un duel, au minimum un choc entre leurs deux corps dans le rue – pour lequel, sans le savoir, il se prépare comme un fiancé. D’abord, en pensant au duel, il compose une lettre. En la lisant, l’officier aurait couru vers lui pour, je cite, « se jeter à mon cou et m’offrir son amitié. Nous aurions vécu si heureux, si heureux ! … Sa belle prestance aurait suffi pour me défendre contre mes ennemis, et moi, grâce à mon intelligence, grâce à mes idées, j’aurais eu sur lui une influence ennoblissante. Que des choses nous aurions pu faire ! »
Finalement, il n’envoie pas la lettre et se prépare au choc des corps. Mais pour cela, avant tout, il faut qu’il s’occupe de son costume. Il s’achète un chapeau, des gants noirs, prépare « une chemise élégante avec boutons en ivoire », et, grâce à un emprunt qu’il fait à son chef, change le col de son manteau en castor. Il imagine la scène : « Je ne le pousserai pas à fond, évidemment – la joie me rendait déjà meilleur – mais je ne l’éviterai pas. Nous nous cognerons, mais sans nous faire trop de mal ; pourvu que nos épaules se touchent, juste ce qu’il faut pour que les convenances soient observées. » Et le grand moment arrive, je cite : « Je fermais les yeux et … nous nous cognâmes, épaule contre épaule. Je ne cédais pas un pouce de trop et nous passâmes l’un à côté de l’autre comme des égaux. Il ne détourna même pas la tête et fit semblant de n’avoir rien remarqué. Mais ce n’était qu’une pose, j’en suis sûr. Le choc me fut plus douloureux qu’à lui, évidemment : il était plus fort. (…) Je nageais dans la joie. Je triomphais. Je chantais des airs italiens. »
Lundi prochain : les changements d’humeurs
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :