Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (6/20)
la fabrication d’un Rasoumikhine par un collectif de soins
Je vais donc vous raconter une histoire de fabrication du petit autre par un collectif de soins et de ses effets. Pour cela je redonne ici un texte mis en ligne l’année dernière.
Il n’y avait pas non plus de petit autre pour Renue, lorsqu’elle débarque ce vendredi d’août à 15hs30 au Centre Antonin Artaud à Reims. Ce vendredi c’est le jour de la fête annuelle du Centre. Nous avons eu un festin pour le déjeuner qui a réuni 70 malades plus l’ensemble de l’équipe. Une semaine de préparation, des plats berbère, français, brésilien, des desserts somptueux. À la fin l’Atelier Chant a donné un concert très émouvant, qui s’est terminé par un air d’Opéra chanté à capella par la responsable de l’Atelier, une jeune psychologue stagiaire, moment extraordinaire.
15hs30 c’était juste après la fin du repas. Patrick Chemla, psychiatre et psychanalyste, médecin directeur de l’Hôpital et du Centre Artaud est assis à la table qui vient d’être desservie, entouré des malades, des membres de l’équipe, des stagiaires en psychiatrie et psychologie et de deux psychanalystes qui ont passé en visiteurs la semaine au Centre Artaud.
Renue arrive comme un bolide. C’est une petite jeune femme de 24 ans très jolie, dont on devine la force et la détermination. Pour l’instant elle est hallucinée. Elle vient de fuir de l’Hôpital et elle le déclare à haute voix à Patrick Chemla devant toute la compagnie. Patrick Chemla lui dit qu’il regrette qu’elle ait quitté l’hospitalisation et il ajoute : « Donc vous venez lundi prochain au Centre ? » Elle : « Vous n’allez pas me dénoncer à la police ? » Patrick Chemla (en riant) : Bien sûr que non, ce n’est le style de la maison. Donc, vous venez, lundi ?
Renue s’assoit et très très énervée se met à injurier l’équipe de l’Hôpital : «Le médecin chintok c’est un connard, je vais lui éclater la tête. La brune, ah la brune est une poufiasse je vais lui bouffer les tripes.» Elle continue de la sorte pendant un certain temps. Patrick Chemla, vraiment affecté, fait la remarque : « Mais vous insultez tout le monde.» Renue se lève, comme s’il y avait un ressort sur sa chaise : « Au revoir, à lundi donc.» - A lundi, lui répond Patrick Chemla.
Pendant cet échange personne assis à table n’est intervenu, ni les malades ni aucun membre de l’équipe. Renue sortie, la conversation reprend sur la fête qui vient d’avoir lieu. Environ un quart d’heure après Renue revient, se rassoit, se remet à insulter l’équipe hospitalière. Patrick Chemla, à nouveau, lui fait la remarque. Elle reste en silence. La conversation de la tablée reprend. Renue remarque alors le jeune homme qui est à côté d’elle, grand, beau gosse. Elle déplace toute l’énergie qu’elle utilisait pour lutter contre les hallucinations dans une démarche de séduction où, malgré la fébrilité, on perçoit une sensualité très subtile. Le jeune répond calmement par monosyllabes, garde ses distances. Renue change d’attitude, on comprend qu’elle a compris quelque chose : « Vous êtes médecin ? » - Non, je suis psychologue et je fais un stage. - « Alors, si vous êtes psychologue, qu’est que j’ai ? » Le jeune homme se sent dans l’obligation de répondre (peut-être parce qu’on lui a appris qu’un psychologue doit toujours savoir répondre). Et, évidemment il ne sait pas quoi dire. Renue perçoit sa gêne et règle l’affaire très vite : « Vous êtes psychologue et vous ne savez pas me répondre, ma chance, quoi ! » À Patrick Chemla, sur un autre ton : « Vous pouvez me donner des médicaments, docteur ? J’ai peur pour le week-end. » La conversation reprend pendant que Patrick Chemla lui fait une ordonnance. Elle prend l’ordonnance, remercie, dit au revoir et repart.
Et revient peu de temps après, s’assoit, reprend les insultes. Et là, un des malades, qui est donc pour elle, dans les circonstances, un petit autre, un des Rasoumikhine de la vie, lui dit : « J’aime beaucoup l’infermière dont tu parles, elle est très bien, elle est ma copine ». Et un autre : « Tout à l’heure tu as dit du mal du Dr. Untel. Moi je l’aime bien, moi. Il s’occupe bien de moi. » La discussion se généralise sur la qualité de l’équipe hospitalière, la pluralité des jugements, les affinités. Renue s’apaise, se plaint, raconte son hospitalisation, ses griefs. Patrick Chemla retourne à ce qu’il disait au psychologue et à la psychiatre stagiaire, il était en train de parler de l’essai de Mauss sur le don. La conversation glisse sur le sacrifice, on parle d’Abraham. Renue qui a suivi très concentrée la conversation intervient pour dire que dans le Coran il n’y a pas ce sacrifice. Patrick Chemla acquiesce et explique que dans le Coran Dieu doit toujours être amour. Mais il s’étonne que Renue connaisse le Coran. Il rappelle à tous que Renue est turque et que le Coran est écrit en arabe. Renue récite l’alphabet arabe que son père, décédé depuis, lui a appris. Et elle demande à Patrick Chemla : « Vous êtes arabe ? » - Oui, je suis arabe, lui répond Chemla.
Je voudrais vous faire remarquer que par cette question Renue change radicalement de lieu d’où elle s’adresse à Patrick Chemla, en même temps qu’elle change Patrick Chemla de place. La question ne s’adresse pas au Docteur Chemla mais au sujet Chemla, à Chemla comme petit autre, à Chemla comme un des Rasoumikhine de la vie. Et l’extraordinaire c’est que Patrick Chemla accepte ce changement. Ce changement est, bien sûr, une opération éminemment symbolique. Ce passage du médecin référent au petit autre, est un passage qui donne de l’air, qui ouvre une porte dans l’être, qui atténue la férocité du Surmoi. Un psychanalyste confit verrait dans cet appel au petit autre chez le personnage symbolique de référence une stratégie hystérique. Et par l’évitement, c’est-à-dire d’une manière bête et protocolaire, ii aurait répondu en disant une stupidité du style : qu’est-ce qui vous fait poser cette question ?
Apprenant que Patrick Chemla est arabe Renue raconte : «J’ai une amie qui m’a dit qu’il ne faut pas boire du coca-cola ni du vin, que les deux viennent des Juifs et donc que c’est mauvais.» - Mais je suis juif, dit Chemla. Renue ne le croit pas. Elle prend l’assemblée à témoin, il vient de dire qu’il est arabe. – C’est vrai. Je suis arabe et je suis juif. « Pas possible, les Arabes n’aiment pas les Juifs » - Oui, c’est possible, moi je suis arabe et juif. Renue tente une sortie : «Et vous croyez en Dieu, au moins ! » - Non. Je suis arabe, juif et athée. « Pas possible », Renue ne croit pas ce qu’elle vient d’entendre. « Et ce qu’a dit mon amie ? » - Des conneries, répond Patrick Chemla.
À ce moment, comme dans un film, le téléphone sonne et Chemla répond. C’est Nawal la psychiatre algérienne qui travaille avec Patrick Chemla. – Salut Nawal. Tu sais, je suis ici avec Renue. Et, figure-toi qu’elle ne crois pas que je sois arabe juif et athée. Elle ne croit pas non plus que je puisse être ami avec des Arabes. Je te la passe. « Allo, Nawal ? Vous êtes qui ? Ah, oui avec des mèches dans les cheveux, n’est pas ? Vous êtes médecin, non ? Dites, le docteur Chemla vient de me dire qu’il est arabe, juif et athée. C’est vrai ça ? Ah bon ! Et vous êtes amie avec lui ? Ah bon ! De toute façon, peu importe, il est mon médecin et il me soigne bien. Je vous repasse votre docteur. Au revoir. Oui, je viens lundi au Centre Artaud. » Ajoutons : Patrick Chemla est d’autant son Docteur qu’il accepte aussi d’être un petit autre !
Il est 17hs, le Centre ferme, il faut qu’on se quitte. Renue dit qu’elle est très contente d’être venue. On sent son apaisement, il n’y a plus de lutte contre l’hallucination. Renue prend son temps pour partir, elle s’adresse à chacun. Et elle remarque quelqu’un qu’elle ne pouvait voir de là où elle était assise. C’est un des psychanalystes visiteurs. « Vous êtes médecin ? » - Je suis un ami du docteur Chemla. Je suis psychanalyste – « Qu’est-ce que vous pensez que j’ai ? » - Je pense que vous êtes encombrée. – « C’est vrai je suis encombrée par ma mère. Vous voyez, là je me sens bien, c’était super. Et je vais rentrer à la maison et il y aura ma mère, et tout le week-end, et je vais être en enfer. » Le psychanalyste comprend que la situation peut se renfermer, qu’on passe de la panoramique au close-up, et que Renue peut partir très mal. Il faut donc qu’il soit un membre de l’assemblée, qu’il devienne, très vite, un des Rasoumikhine de la vie. Pour cela, pour ouvrir, créer du passage, il appelle Patrick Chemla. Devant Renue il transmet leur échange. Patrick Chemla à Renue : - Je sais bien ; c’est pour cela que je vous avais hospitalisée. Mais maintenant vous avez votre traitement pour ce week-end et vous reviendrez lundi à Artaud. Patrick part et le psychanalyste peut reprendre autrement l’échange avec Renue, c’est-à-dire d’une place non-totalisante, d’une place prise dans un mouvement entre un adulte de référence et le petit autre. Et, ensemble, ils envisagent alors comment atténuer les dangers d’une fin de semaine avec la mère.
Demain: Porphyre, le juge d’instruction
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :