Parler de fraternité invisible, c’est parler du lien qui peut s’établir entre des personnes ayant eu ou connaissant actuellement la même expérience de vie, et des liens qui peuvent ou non s’établir entre des personnes à l’occasion de ce vécu humain partagé.
Je souhaiterais parler ici d’un type de vécu particulier, celui que l’on rencontre à l’occasion d’une maladie ou d’un traumatisme psychologique spécifique, qui fera que, bien souvent, les personnes ayant souffert sentiront entre elles une connivence, et parfois bien avant que des paroles soient réellement échangées entre elles. Il s’agit bien là d’une fraternité invisible, parfois tue ou non sue, entre des gens ayant la même expérience de vie, et qui se communique souvent au-delà des mots.
L’anthropologue Robert Murphy[1] avait déjà, en son temps, noté cette connivence entre malades, et j’ai moi-même étudié les conditions qui favorisent cette connivence dans un précédent article[2]. Mais, à présent, je souhaiterais précisément étudier les formes que prend cette fraternité et comment elle se manifeste.
Tout d’abord, une vignette clinique. Aude a connu l’inceste de la part de ses deux parents de ses 12 ans à ses 18 ans, et aujourd’hui, dans un âge mûr, elle constate que parmi ses relations anciennes ou parmi les relations qu’elle continue à se faire, une fois sur deux, voire pour la grande majorité de ses connaissances, elle apprend un jour ou l’autre qu’elles ont connu l’inceste elles aussi. C’est comme si un fil invisible avait relié ces victimes entre elles, avant que le moindre mot à ce propos soit échangé, c’est comme si une certaine connivence d’esprit avait permis à ces personnes de se rapprocher, dès les premiers échanges.
C’est souvent ce que l’on constate, cette connivence parmi les gens qui ont le même vécu ou la même origine sociale ou géographique, mais jamais ce rapprochement n’est aussi fort que pour des gens ayant vécu des expériences traumatisantes, comme une agression ou une maladie.
Ainsi, des personnes ayant survécu à un accident de chemin de fer ou à un attentat auront une expérience de vie commune, tout en la vivant chacune à leur manière, de même, des gens ayant connu une dépression ou un cancer pourront aussi un peu sentir une même communauté de destin.
C’est ce besoin de se retrouver entre soi, de retrouver des pairs et des semblables pour continuer à avancer, malgré les aléas de la vie et de la maladie ou de la souffrance, qui a fait naître les associations de patients ou de victimes d’agressions ou d’attentats. Ainsi Françoise Rudetzki, elle-même victime d’attentat, a fondé SOS Attentats en 1986, pour venir en aide aux victimes d’attentats, et Eva Thomas, victime d’un inceste paternel, a fondé SOS inceste en 1985.
C’est là toute la définition de ce qu’on appelle, dans le domaine de la santé, de la « pair-aidance », ou comment s’aider et se soutenir entre pairs, entre personnes souffrant d’une même maladie, psychique ou somatique :
« La pair-aidance repose sur l’entraide entre personnes souffrant ou ayant souffert d’une même maladie, somatique ou psychique. Les groupes supports entre personnes ayant vécu des expériences similaires existent depuis longtemps dans le domaine des addictions par exemple. De nombreuses expériences de pair-aidance et de pair-émulation ont été menées en Amérique du Nord (notamment via le mouvement social pour la Vie Autonome, des Alcooliques anonymes), et se développent à présent en France.
Le partage du vécu de la maladie et du parcours de rétablissement
constitue les principes fondamentaux de la pair-aidance, qui peut prendre plusieurs formes :
- participation à des groupes de parole au sein d’association d’usagers,
- rencontre dans des Groupes d’entraide mutuelle (GEM),
- ou encore l’intégration de pairs-aidants bénévoles ou professionnels dans les établissements de santé.
Le partage d’expérience et l’entraide induisent des effets positifs dans la vie des personnes souffrant de troubles psychiques, notamment en permettant de rompre l'isolement et d’apprendre à vivre avec la maladie. La pair-aidance a une vocation de réhabilitation psychosociale, et vise à permettre à l'individu de sortir du statut de « patient » pour devenir acteur de son rétablissement. [3] »
Les associations de patients, et en particulier les GEM (groupe d’entraide mutuelle), sont une expérience originale, menée par des malades pour des malades.
Voici ce qu’en dit Wikipédia : » La Loi handicap du 11 février 2005 reconnaît explicitement pour la première fois la spécificité des handicaps psychique et cognitif1, et crée un nouveau dispositif adressé aux personnes souffrant de tout type de handicap 2. Ce nouveau dispositif porte le nom de groupe d'entraide mutuelle (GEM). Son objectif est l'amélioration des conditions de vie de ces personnes.
Initialement, les GEM étaient destinés à lutter contre l'isolement de personnes souffrant de troubles psychiatriques. Progressivement, ils élargissent leur spectre en se tournant également vers les personnes souffrant de troubles cognitifs dus à des traumatismes crâniens, des AVC ou toute lésion cérébrale acquise 3.
L'innovation du GEM tient à ce que pour la première fois des personnes présentant un handicap psychique et/ou cognitif sont invitées par les pouvoirs publics à se responsabiliser en prenant une part active à la définition et à l'organisation d'un projet les concernant : le projet d'entraide du GEM dont ils peuvent librement fixer les modalités.
Le but poursuivi est le désenclavement d'une population souffrant plus particulièrement d'isolement et d'exclusion sociale en instaurant à la fois des liens sociaux réguliers entre pairs et avec le reste de la cité. Le GEM est une entité juridique indépendante organisée en association loi 1901 composée d'adultes présentant des troubles psychiques ou des troubles cognitifs (cérébrolésés en particulier) sans avoir nécessairement une reconnaissance de handicap (…). »
Ces GEM jouent actuellement un rôle très important pour la resocialisation et la vie quotidienne des malades psychiques, en leur fournissant un cadre de vie, hors de l’hôpital, où leurs troubles seront pris en compte, où ils ne se sentiront pas jugés ou examinés, mais bénéficieront au contraire de l’appui et des conseils de leurs pairs. C’est là que les « anciens » ou les personnes stabilisées et ayant appris à « faire avec » la maladie peuvent être d’une aide précieuse pour les nouveaux arrivants. C’est un cadre contenant et sécurisant, et en même temps un lieu de vie non médicalisé, où des activités de loisirs et des réunions d’information peuvent être organisées.
Pour certains, le GEM sera un passage, un lieu où ils auront appris à vivre le mieux possible avec leur maladie, un endroit pour renouer avec une certaine vie sociale, leur permettant ensuite de voler de leurs propres ailes, voire même de reprendre une activité professionnelle.
Pour d’autres, plus durement atteints ou ayant moins de ressources internes et de capacités de faire face à la maladie, le GEM ( à côté de la fréquentation, souvent nécessaire, de l’hôpital), va devenir la pierre angulaire de leur vie, là où ils se sentent enfin écoutés et compris, loin du regard social ou médical. On ne dira jamais assez tous les bénéfices que les malades psychiques peuvent retirer de ces espaces de socialisation et d’entraide, qu’il s’agisse juste d’une halte passagère ou d’un moment plus durable.
Enfin, il était impossible de parler de solidarité entre malades sans évoquer le cas, hautement problématique, des « médiateurs de santé-pairs »
: « Dans le champ de la santé mentale, l’intégration en tant que professionnels, dans les équipes soignantes, de personnes ayant vécu un trouble psychique et s’étant rétablies, tend à se développer. En France, un projet expérimental « médiateurs de santé-pairs » a débuté en janvier 2012.
est « un membre du personnel qui, dans le cadre de son travail, divulgue qu’il vit ou qu’il a connu une période de trouble psychique. Le partage de son vécu et de son histoire de rétablissement, ou de son savoir expérientiel, a pour but de redonner de l’espoir, de servir de modèle d’identification, d’offrir de l’inspiration, du soutien et de l’information auprès de personnes qui vivent des situations similaires à celles qu’il a vécues » (Site internet de l’AQRP
: Programme québécois Pairs Aidants Réseau). [4] »
Il est en effet complexe de définir précisément le statut de ces personnes, professionnel, « ancien » malade, et que faire si jamais ils rechutent ? Quelle position vis-à-vis de gens formés et diplômés, et en même temps, ces personnes disposent d’une expérience de vie irremplaçable, que jamais aucune formation universitaire n’apportera et d’un contact avec les malades beaucoup plus proche et aisé. Comme on le voit la situation est complexe et on ne peut trancher d’un coup. Le projet Emilia, « inclusion sociale par la formation des personnes vivant avec un trouble psychique[5] » est là pour nous montrer que certaines personnes ayant un trouble psychique ont sans doute plus de ressources et de compétences qu’on ne le pense généralement, et que leur rôle comme usagers-experts dans les milieux psychiatriques est sans doute à redéfinir et à reconsidérer.
Il existe bien une sorte de fraternité, invisible ou insue parfois, entre personnes ayant souffert du même trouble ou du même type de traumatisme, et des structures ou des instances existent pour faire apparaître au grand jour et pérenniser cette connivence, pour laquelle on a formé le concept de pair-aidance. Les GEM, en particulier, sont une structure d’entraide pour des malades, conçues, et administrées aussi parfois, par des malades. Mais cet esprit de solidarité et d’entraide peut aller encore plus loin, avec l’apparition de « médiateurs de santé-pairs », sorte d’usagers–experts, professionnels qui ont un poste de travail dans les hôpitaux psychiatriques, comme interface entre médecins, infirmiers et patients. Ce statut, problématique, est à considérer avec attention et comme ressource possible, comme le voit avec le projet Emilia.
[1] Robert Murphy, Vivre à corps perdu, Terre Humaine, édition de poche, 1993.
[2] https://lejardindepensees.com/2015/02/23/au-dela-du-handicap-handicap-et-rites-de-passage-a-lepoque-contemporaine/
[3] http://www.psycom.org/Espace-Presse/Sante-mentale-de-A-a-Z/Pair-aidance
[4] http://www.psycom.org/Espace-Presse/Sante-mentale-de-A-a-Z/Pair-aidance
[5] « De 2005 à 2010, les participants au projet Emilia ont développé un programme de formation tout au long de la vie et d’accompagnement vers l’emploi dans le milieu ordinaire pour un groupe de personnes vivant avec un trouble psychiatrique. L’étude a analysé les effets sur la qualité de vie des usagers et sur leur utilisation des services sanitaires et sociaux de cette intervention basée sur les notions d’empowerment et de rétablissement. Les résultats suggèrent que les programmes d’insertion professionnelle et sociale des usagers de la psychiatrie devraient prendre en compte leurs compétences et leurs capacités d’autonomisation et de rétablissement. Un programme de formation tout au long de la vie adapté à leurs besoins d’usagers-experts et développant la notion de rétablissement facilite l’accès à l’emploi ordinaire et modifie les conditions de collaboration entre les différentes institutions impliquées. » voir http://www.cairn.info/revue-savoirs-2013-1-page-69.htm