Billet de blog 22 novembre 2011

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LES ENSEIGNEMENTS DE LA FOLIE (22) : Un feuilleton «dangereux»

Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (7/20) Porphyre, le juge d’instruction  Porphyre Simionovith, juge d’instruction, apparaît la première fois dans le roman lors des échanges entre Rasoumikhine et Zossimov, le jeune médecin, au chevet de Raskolnikov. Il est un parent éloigné de Rasoumikhine.

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Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (7/20)

Porphyre, le juge d’instruction

Porphyre Simionovith, juge d’instruction, apparaît la première fois dans le roman lors des échanges entre Rasoumikhine et Zossimov, le jeune médecin, au chevet de Raskolnikov. Il est un parent éloigné de Rasoumikhine.

Porphyre c’est le double de Raskolnikov. Le bon double. (Je m’expliquerais par la suite sur cette formulation).

Le double est un élément fondamental dans la narration dostoïevskienne. Il structure de manière forte les relations entre les personnages. Au point qu’on peut le proposer comme la grille de lecture d’un roman, grille limitée et pourtant éclairante, à partir de la question : qui est le double de qui ?

La question du double apparaît très vite dans l’œuvre. En fait c’est le titre du deuxième livre de Dostoïevski. Publié après Pauvres Gens, qui a fait un grand succès d’estime et de public, sa publication sera très mal reçue. Le grand critique littéraire Bielinski, dont l’enthousiasme pour Pauvres Gens a été déterminant dans sa réception, déteste Le double : « Un personnage comme M. Goliadkine, victime d’une désagrégation schizophrénique, serait mieux à sa place dans une institution psychiatrique que dans un ouvrage littéraire.»(Cité par Joseph Franck, Dostoïevski, Les années miraculeuses, Sollin, Actes Sud, Paris, 1998 page 20.)

Porphyre m’intéressera aussi comme le personnage qui nous enseigne sur l’interprétation des défenses perverses.

C’est avec Rasoumikhine que cet enseignement commence. Très précisément lors de sa discussion avec Zossimov sur le crime, et sur l’interrogatoire de Mikolaï, le peintre soupçonné d’avoir assassiné l’usurière. Rasoumikhine revient sur le contenu du dialogue entre le policier et l’accusé : « - Pourquoi t’es-tu sauvé ? – Parce que j’avais peur. – De quoi avais-tu peur ? – D’être condamné – Pourquoi crains-tu cela si tu te sens la conscience tranquille ?

Eh bien, le crois-tu, Zossimov, cette question a été posée textuellement, en ces propres termes, je le sais de source sûre … Qu’en dis-tu , non mais qu’en dis-tu ?

- Mais, enfin, les preuves sont là !...

- Je ne te parle pas de preuves, mais de la question qu’ils lui ont posée, de leur façon de comprendre leur devoir, à ces gens de la police » ( pages 271 et 272)

L’indignation de Rasoumikhine ici concerne l’usage pervers du maniement des mots. Notons au passage que par l’intermédiaire de son personnage Dostoïevski fait savoir son immense respect des mots.

Cela se prolonge, toujours avec Rasoumikhine, dans la scène où Loujine, le supposé fiancé de la sœur de Raskolnikov, rend visite à celui-ci. Loujine parle de l’endroit où il a loué un appartement pour sa future épouse et Rasoumikhine de dire, toujours déterminé :

« C’est un taudis épouvantable, sale, puant, et, par-dessus le marché, un endroit louche ; il s’y est passé de vilaines histoires. Le diable sait quels gens y vivent… Moi-même j’y suis allé, amené par un scandale. Du reste, les logements y sont bon marché. » (page 285)

Juste après que Loujine fasse le beau en répétant des banalités qui traversent la bonne société russe du moment et qui témoignent – ce qui est moins banal – des débuts du capitalisme en Russie, c’est un Rasoumikhine sans égards qui dit :

« Quant à ce bavardage, à toutes ces banalités, ces lieux communs, j’en ai les oreilles tellement rebattues depuis trois ans que je rougis, non seulement d’en parler, mais d’entendre parler devant moi. Vous vous êtes naturellement empressé de faire parade devant nous de vos théories et je ne veux pas vous en blâmer ; moi je ne désirais que savoir qui vous êtes, car, ces derniers temps, tant de faiseurs louches se sont accrochés aux affaires publiques et ils ont si bien sali tout ce à quoi ils ont touché qu’il en est résulté un véritable gâchis. Et puis en voilà assez ! » (page 289)

En disant ces vérités à Loujine Rasoumikhine n’est ni en colère, ni indigné. Son calme et son détachement tiennent certainement à l’indifférence avec la laquelle il entend le Loujine. Comme il le rappelle, des tirades pareilles dans la bouche des petits bourgeois en train de « parvenir », il en a entendu déjà un nombre incalculable des fois. N’empêche qu’il est implacable.

Pour une théorie de l’interprétation des défenses perverses le calme, le détachement et l’implacabilité sont à retenir.

Le détachement est la conséquence de l’absence d’un enjeu narcissique pour celui qu’interprète. Rasoumikhine ne veut pas convaincre Loujine de quoi que ce soit. Il lui dit ce qu’il pense ; à l’autre de faire, ou non, usage de cette pensée. L’implacabilité tient au souci de vérité. Ce qui manque à Rasoumikhine c’est le souci de l’accueil – que possède Porphyre et dont nous parlerons plus tard.

Mais, chose étrange, Rasoumikhine est très choqué en entendant Raskolnikov dire à Loujine ce qui est la suite logique de son interprétation. Il est choqué, Rasoumikhine, par la colère et par le contenu de ce que dit son ami au lascar. La colère nous renseigne sur une dimension essentielle de l’interprétation de la défense perverse : la dimension affective du contre-transfert, c’est-à-dire, la mise-en-circulation par le thérapeute de ce qu’il ressent dans la relation transférentielle. Or, Raskolnikov est furieux et, à juste titre, contre Loujine. Le contenu de ce que dit Raskolnikov ouvre pareillement sur une autre facette de l’interprétation de la défense perverse : pour prévoir les prolongements ravageurs dans le réel du maniement par le pervers des mots et de sa rencontre avec l’autre, il y a nécessité d’imaginer ces prolongements. C’est de cette pratique de l’imagination que dépendra, pour le thérapeute, sa capacité de divination du réel. Rasoumikhine est, comme on le sait, parfaitement capable de colère et il serait aussi tout à fait capable d’imaginer comment Loujine fonctionne en d’autres registres. Seulement, voilà, il ne veut pas s’encombrer de ça. Je vous rappelle ce qui dit Raskolnikov à Loujine :

« Mais de quoi vous vous inquiétez-vous donc ? fit tout à coup Raskolnikov ; tout cela est l’application de votre propre théorie ! (…) Oui ; la conclusion logique du principe que vous posiez tout à l’heure, c’est qu’on peut assassiner … (…) – Une idée économique n’est pas encore, que je sache, une provocation à l’assassinat … - Et est-il vrai, l’interrompit Raskolnikov d’une voix tremblante de colère, mais pleine d’une joie hostile en même temps, est-il vrai que vous avez dit à votre fiancée … à l’heure où elle venait d’agréer votre demande, que ce qui vous rendait le plus heureux … c’était qu’elle était pauvre, car il vaut mieux épouser une femme pauvre pour pouvoir la dominer ensuite et lui reprocher les bienfaits dont on l’a comblée ? … » (page 293)

Je récapitule donc les caractéristiques de l’interprétation de la défense perverse :

1- le souci de l’accueil,

2 - le détachement,

3 - le souci de vérité,

4 - l’implacabilité,

5- la colère et la prise en compte par le thérapeute de ses affects (usage du contre-transfert),

6- et, à partir de ses affects, l’imagination pour deviner le réel à venir

J’ai dit que Porphyre est le double de Raskolnikov. Le bon double. Ceci se révèle surtout à la fin, lorsque Porphyre s’engage à atténuer la peine de Raskolnikov s’il se rend à la justice. Engagement qu’il tiendra.

Porphyre, de toute évidence, a de l’estime pour Raskolnikov. Il le comprend bien. Il le comprend bien parce que Raskolnikov est, à certains égards, ce qu’il a été – avant de devenir prématurément vieux et de flirter avec le cynisme. D’une certaine façon Porphyre veut protéger Raskolnikov de lui-même, veut éviter qu’il devienne complètement fou. En sauvant Raskolnikov, Porphyre met à l’abri quelque chose de lui-même, quelque chose que Raskolnikov fait revivre chez lui : cet alliage entre passion, démesure et générosité. Raskolnikov est le refoulé de Porphyre. Mais pour que Raskolnikov ait une chance d’être à nouveau en contact avec ce que le juge d’instruction devine chez lui, il faut que Porphyre aille le chercher au-delà de ses défenses perverses.

Lorsque je parle de défenses perverses je ne pense pas aux fanfaronnades de Raskolnikov, présentes, par exemple, lors de sa première rencontre avec Porphyre, rencontre souhaité par lui et rendue possible grâce à Rasoumikhine. Chez Raskolnikov cette théâtralisation, cette « personnalité toc » est suivie à la trace, comme je l’ai déjà dit, par un Surmoi féroce. Celui-ci pointe les failles du personnage, ses écarts par rapport à l’Idéal qui souhaite un jeu présentant un homme désinvolte, sans états d’âme, d’une intelligence aigue, capable de tout maîtriser et – surtout – d’avoir une totale emprise sur l’autre et sa pensée.

Certes, chez Raskolnikov, cette emprise sur l’autre et sa pensée reste au niveau d’un souhait. Elle n’est jamais une stratégie active d’encerclement de l’autre pour y déposer ses angoisses et son insensibilité - commechez Svidrigaïlov, le grand pervers du livre. Chez Raskolnikov il s’agit plutôt d’une perversité, c’est-à-dire d’une tentative toujours avortée de mettre en place des défenses perverses. Cette tentative laisse entrevoir les failles, les angoisses et la confusion qui l’habitent. C’est cette confusion qu’explore Porphyre, c’est de cette confusion qu’il veut libérer Raskolnikov - en se donnant tout le temps nécessaire. Mais de quelle confusion s’agit-il au juste ?

(Pour les citations se référer à Crime et Châtiment, Volume IIFOLIO, traduction de D. Ergaz, Paris, 1991)

Demain: la confusion et les théories de Raskolnikov

Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.

En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.

Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.

Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.

Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.

Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :

http://www.collectifpsychiatrie.fr/?p=338

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