LES ENSEIGNEMENTS DE LA FOLIE (23) : Un feuilleton «dangereux»
Clinique de Dostoïevski
Crime et châtiment (8/20)
la confusion et les théories de Raskolnikov
La confusion chez Raskolnikov réside dans son impossibilité de distinguer l’amour et la haine. À propos de cette confusion je vous rappelle l’échange qu’ont Rasoumikhine et Dounia sur lui :
« Vous avez donné bien des détails curieux sur mon frère et cela d’une façon impartiale. (…) Je crois que vous avez raison de dire qu’il doit avoir une femme auprès de lui (…)
- Quoi ? C’est qu’il n’aime personne, et peut-être n’aimerait-il jamais, trancha Rasoumikhine. » (Folio, page 389)
Cette indistinction entre l’amour et la haine est le propre de la psychose. Le pervers la joue dans son rapport à l’autre. Sur ce jeu, l’exemple le plus banal est celui de la trahison : celui que l’on croyait l’ami, l’aimé et l’amant, se révèle odieux, meurtrier. Le pervers jouit de l’effroi causé chez l’autre par cette transformation brutale chez lui, sans transition, de l’amour en haine. Le trouble qu’il provoque chez l’autre et qui le fait jouir – trouble qui accompagne l’effroi de l’indistinction entre l’amour et la haine - est le rejet à l’extérieur de son monde interne de l’expérience qu’il fait en permanence. Expérience de son impossibilité de distinguer l’amour de la haine. Cette expérience qui le hante, qui est son horreur intime, est le lieu d’où le pervers regarde le gouffre de la psychose qui le guette, qui l’invite. Et cela aussi il l’exporte : la rencontre avec un pervers amène parfois à la folie.
C’est certainement en lisant l’article de Raskolnikov sur le crime que Porphyre a dû comprendre cette confusion. Il en fait référence lors de leur première rencontre, juste après avoir prévenu Raskolnikov de son dessein. Je cite : « Vous êtes vraiment si comédien que cela ? demanda négligemment Raskolnikov. – Vous ne l’auriez pas pensé ? Attendez, je vous ferai marcher vous aussi, ha ! ha ! ha ! Non voyez-vous je vais vous dire la vérité. A propos de toutes ces histoires de crimes (…) je me rappelle d’un article de vous qui m’a d’ailleurs toujours intéressé. Il était intitulé « Le Crime » je crois bien (…) J’ai eu le plaisir de le lire il y a deux mois dans La Parole Périodique. » (pages 454,455. C’est moi qui souligne)
Ce qui me paraît important à souligner c’est ce que Porphyre retient de l’article. Il retient, je cite, que « le coupable, au moment où il accomplit l’acte criminel est toujours un malade. C’est une thèse très, très originale, mais ce n’est à vrai dire pas cette partie de votre article, mais certaine pensée glissée vers la fin. (…) Dans l’article en question, tous les hommes sont divisés en être « ordinaires » et « extraordinaires ». Les hommes ordinaires doivent vivre dans l’obéissance et n’ont pas le droit de transgresser la loi, attendu qu’ils sont ordinaires. Les individus extraordinaires, eux, ont le droit de commettre tous les crimes et de violer toutes les lois pour cette raison qu’ils sont extraordinaires. C’est bien ce que vous dites, si je ne me trompe ? » (page 456. Je soiuligne)
Or le texte de Raskolnikov, et il s’en explique, a une autre hauteur. Je cite : « Je n’insinue pas, comme vous me le faites dire, que les hommes extraordinaires sont tenus de commettre toutes sortes de crimes. (…) D’après moi, si les découvertes de Kepler et Newton n’avaient pu, par suite de certaines circonstances, parvenir à l’humanité que moyennant le sacrifice d’une, de cent vies humaines ou même davantage capables de leur faire obstacle, Newton aurait eu le droit, et bien plus le devoir de les supprimer afin de permettre la diffusion de ses découvertes dans le monde entier. (…) Tous les législateurs et les guides de l’humanité, à commencer par les anciens(…), tous jusqu’aux derniers, ont été des criminels, car en promulguant des nouvelles lois, ils violaient, par cela même les anciennes qui avaient été jusque-là fidèlement observées par la société et transmises de génération en génération (…) Quant à ma division des individus en ordinaires et extraordinaires (…) ou encore le troupeau dont la seule fonction consiste à reproduire des êtres semblables à eux, et les autres, les vrais hommes, qui jouissent du don de faire résonner dans leur milieu des mots nouveaux.(…) (Les vrais hommes) tous transgressent la loi ; ce sont des destructeurs ou du moins des êtres qui tentent de détruire suivant leurs moyens. » (pages 457, 458, 459. C’est Dostoïevski qui souligne) - Bref, Raskolnikov parle des difficultés du changement de cadre de pensée, sur quoi nous nous sommes déjà arrêtés avant – ce qui est, véritablement une question gigantesque.
Il est évident que la magnitude du texte de Raskolnikov n’est pas passée inaperçue à Porphyre. Son génie a été de deviner la traduction existentielle de ces grandes idées chez un gosse de vingt et quelques années qui se serait donner le défi de les vivre. De deviner les angoisses et cette exigence d’insensibilité nécessaire pour transformer en expérience concrète ce qui dans l’article se présentait dans le seul domaine des idées. Il le dira d’ailleurs à Raskolnikov - chez Dostoïevski tout est dit dans les dialogues : « Songeant au côté pratique de la question. Si un homme, un adolescent quelconque, s’imagine être un Lycurgue, par exemple, ou un Mahomet … - futur, en puissance, cela va sans dire, - et se met à détruire tous les obstacles qu’il rencontre… J’entreprends, dira-t-il une longue campagne il faut de l’argent. Là-dessus, il s’arrange pour se procurer des ressources… vous me comprenez ? » (page 464. Je souligne)
Donc Porphyre sait. Ce dont il s’agit, alors, c’est d’amener Raskolnikov à l’admettre. Pour cela Porphyre se donne une méthode : débusquer chez le jeune homme l’angoisse, les affects.
Porphyre le sait. Et il le manifeste immédiatement à Raskolnikov. D’abord par la forme très protocolaire par laquelle il discute avec lui sur les raisons de sa visite : « - Vous devez faire votre déclaration à la police, répondit Porphyre Petrovitch du ton le plus officiel. » Puis par des petites touches ajoutées régulièrement au cours de leurs échanges : « - Il y a longtemps que j’attendais votre visite. (…) J’ai même appris que vous sembliez bouleversé par quelque chose. Même en ce moment, vous paraissez encore pâle (…) En proie au délire, vraiment ? Voyez-vous ça, dit Porphyre en hochant la tête d’un air efféminé. (…) Au contraire, bien au contraire. Vous ne savez pas combien vous m’intéressez. Je vous trouve si curieux à voir et à entendre … et je suis, je vous l’avoue, enchanté que vous vous soyez enfin décidé à venir. » (pages 443, 446, 447 et 448)
Je vous rappelle les caractéristiques de l’interprétation de la défense perverse : le détachement, le souci de vérité, l’implacabilité, la prise en compte de ses affects, deviner par l’imagination le réel à venir. Et le souci de l’accueil.
Une remarque évidente : si Porphyre sait si bien ce qu’éprouve Raskolnikov, c’est qu’il peut, au moins a minima, s’identifier à lui. Ce qui veut dire qu’il a connu, à sa façon, l’envahissement massif de l’angoisse consécutive à l’indistinction entre l’amour et la haine. Angoisse connue aussi très tôt par ceux qui plus tard deviendront des thérapeutes.
Après la longue tirade de Raskolnikov concernant la différence entre des hommes ordinaires et extraordinaires, Porphyre lui demande s’il croit en Dieu et à la résurrection de Lazare. Probablement pour se renseigner sur l’étendue du champ de culpabilité chez son interlocuteur. Cette question marque Raskolnikov au point que, lors de sa première visite à Sonia, il lui fera lire, souvenez-vous, le passage sur Lazare dans les évangiles.
Puis Porphyre abat ses cartes. Il mélangera à son accueil chaleureux, amical, l’implacabilité d’un ton caustique, grossier et provocant. (Comme le remarque Rasoumikhine en réfléchissant à la rencontre avec Porphyre.) « Excusez mon inquiétude fort naturelle d’homme pratique et bien pensant (…) s’il se produit une erreur et qu’un individu appartenant à une catégorie s’imagine faire partie de l’autre et se mettre à détruire tous les obstacles, suivant votre si heureuse expression, alors (…) Y en a-t-il beaucoup de ces hommes qui aient le droit d’égorger les autres, de ces individus extraordinaires en un mot ? Puis la phrase déjà citée : « Songeant au côté pratique de la question. Si un homme, un adolescent quelconque, s’imagine être un Lycurgue, par exemple, ou un Mahomet … - futur, en puissance, cela va sans dire, - et se met à détruire tous les obstacles qu’il rencontre… J’entreprends, dira-t-il une longue campagne il faut de l’argent. Là-dessus, il s’arrange pour se procurer des ressources… vous me comprenez ? » Puis : « En composant votre article il est impossible, hé ! hé ! que vous ne vous soyez pas considéré vous même, au moins en partie comme un de ces hommes extraordinaires… N’est-ce pas ? (…) – Permettez-moi de vous faire remarquer (…) que je ne me suis jamais cru un Mahomet ou un Napoléon… - Allons donc ! Qui ne se croit à présent un Napoléon chez nous, en Russie ? fit tout à coup Porphyre, sur un ton terriblement familier. Cette fois, l’accent même qu’il avait pris pour prononcer ces paroles était particulièrement explicite.
Sans oublier ce que « lâcha tout à coup Zamiotov de son coin : – Ne serait-ce pas un futur Napoléon qui aurait tué la semaine dernière, à coups de hache, notre Aliona Ivanovna ? »(pages 461, 462, 464, 466 et 467)
Ceux qui connaissent le personnage du détective de Colombo, réalisé par Peter Falk, se rappelleront que c’est exactement au moment où il va quitter celui qu’il interroge, qu’il revient sur ses pas et pose la question la plus assassine. Comme Porphyre qui, pour conclure, et avec une joie subite et soi-disant pour ne pas l’oublier pose à Raskolnikov la question piège en lui demandant s’il avait vu les peintres en montant les escaliers. Or, les peintres étaient présents le jour du crime et non le jour où Raskolnikov dit avoir été pour la dernière fois chez l’usurière.
Donc Porphyre sait. Et Raskolnikov sait qu’il sait. Et c’est dans ce cadre que se déroule la deuxième rencontre entre eux.
(Pour les citations se référer à Crime et Châtiment, Volume II Folio, traduction de D. Ergaz, Paris, 1991)
Demain: Porphyre s’occupe de Raskolnikov
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :
http://www.collectifpsychiatrie.fr/?p=338