Clinique de Dostoïevski : l’homme du sous-sol
les changements d’humeurs
L’homme du sous-sol écrit à la fin de la première partie de son récit : « Parmi les souvenirs que chacun de nous possède, il en existe que l’homme ne consent même pas à s’avouer à lui même. (…) Moi, en tout cas, il n’y a pas très longtemps que je me suis décidé à me ressouvenir de certaines de mes aventures ; jusqu’ici je les évitais, et non sans une certaine inquiétude. » - Bref, nous avions été prévenus : la deuxième partie contient le refoulé de la première, ce qui existait avant que la haine ne prenne toute la place, ne vienne tout ordonnancer. Nous allons donc, ensemble, la parcourir.
Le lecteur que je suis est étonné par les changements d’humeur brutaux chez le personnage. Il déteste ses collègues de bureau, mais ira jouer aux cartes avec eux, étouffe de rage et dit des choses aimables, etc. On peut y reconnaître la coexistence des contraires, un Moi inconsistant, vulnérable à la proximité excessive des processus primaires. Mais ce qui m’intéresse particulièrement de comprendre c’est la qualité de cette tension qui fait qu’il est continuellement ennuyé, irrité, changeant, agité, « presque fou ». Ce type de tension on la retrouve dans presque tous les personnages masculins de Dostoïevski. Et comme, d’une manière insistante, il nous est signalé que l’homme du sous-sol dort peu, mal, parfois pas du tout pendant plusieurs nuits de suite, je me dis que la qualité de cette tension est celle qu’on ressent pendant l’insomnie. Tensions de l’insomnie : à la fois la fatigue et l’impossibilité de se détendre, le désespoir provoqué par cet alliage ; en même temps, impossibilité de dormir et besoin de faire : on range sa bibliothèque, on nettoie la cuisine, on passe l’aspirateur, on a des hallucinations, on tue une vieille ou on tue sa femme, on fait des théories sur le suicide, on se suicide.
Nous avons déjà rappelé comment l’homme du sous-sol vit la sexualité. Une autre échappatoire à la solitude est la rêvasserie. L’homme du sous-sol peut passer des mois à rêvasser. Il note : « J’eus des instants d’une telle plénitude, d’un bonheur si parfait que toute raillerie se taisait, je le jure ! Et il n’y avait plus en moi que la foi, l’espérance, l’amour. (…) Bien que cet amour fût fantastique, bien qu’il ne s’appliquât jamais à quoi que ce fût d’humain, il y avait tellement en moi que je ne ressentais même plus le besoin de cette réalisation, qui aurait été presque un luxe inutile. »Bref, comme les adolescents, l’homme du sous-sol ne veut pas contrarier la perfection du scénario fantasmatique en essayant de le faire passer dans la réalité. D’ailleurs, comme un adolescent, il se rêve en héros, sauveur du monde, et, à cause de cela, aimé de tous. Mais, à la fin d’un temps, la seule rêvasserie le fatigue. Il va alors chez son chef, qui reçoit les mardis, où il reste silencieux comme une bûche, où il s’ennuie, et d’où il revient chez lui, content de s’être échappé de la réalité, forcément médiocre. C’est parce que ce besoin de l’autre le prend un jeudi, jour où son chef ne reçoit pas, qu’il se dirige chez Simonov, son collègue de classe qu’il n’avait pas vu depuis un an.
Chez Simonov il rencontre deux anciens collègues d’école, qu’il déteste. Comme il déteste celui à qui ils offriront un dîner le lendemain. Et pourtant, d’une manière complètement incongrue, il se propose pour faire partie de la compagnie. Pourquoi ? Par générosité, se dit-il. Ses ex-condisciples lui feront remarquer l’incongruité de sa proposition. Peine perdue, il s’enferre dans son projet, le défend contre toute logique. Il s’engage donc, dans une situation complètement absurde qui, en plus, lui coûtera un argent qu’il n’a pas.
La scène est pénible, on sent que le personnage s’enfonce dans un scénario inextricable, sans aucun rapport avec les éléments de réalité qu’il nous donne. Rentré chez lui il se remémore : « Je me pris donc à les haïr dès le début (de sa scolarité) et me renfermai dans un orgueil craintif, blessé et incommensurable. (…) La mesquinerie de leurs pensées, la sottise de leurs occupations, de leurs conversations, de leurs jeux me frappaient d’étonnement. (…) Tout ce qui est vrai et juste, mais abandonné et humilié, ils s’en moquaient stupidement et cruellement. Ils prisaient les grades plus que l’intelligence et à seize ans ne songeaient déjà qu’aux sinécures. » Quant au collègue à la fête de qui il s’associe absurdement, il dresse le portrait d’un vrai salaud, qui, je cite, « déclara soudain qu’il ne laisserait passer aucune des jeunes paysannes de son domaine, que c’était le « droit du seigneur », et que si les paysans osaient protester, il leur ferait donner le fouet et doublerait les impôts de ses canailles barbues. » Alors, pourquoi s’être invité à participer à une soirée avec des gens qu’il déteste et qui sont détestables ?
Par générosité s’est-il dit. Très précisément, je cite, « il (lui) sembla qu’en se proposant ainsi, brusquement, (il) produirait un très bel effet et qu’ils seraient tous vaincus par (sa) générosité et (le) regarderaient avec admiration. » Bref, il veut être aimé de tous, « les vaincre, triompher, les charmer. »(Toutes les citations viennent de l’édition POL 1993, dans la traduction de J.W. Bienstock revue par Hélène Henry)
Demain : le ridicule
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :