Billet de blog 24 novembre 2011

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LES ENSEIGNEMENTS DE LA FOLIE (24) : Un feuilleton «dangereux»

Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (9/20) Porphyre s’occupe de Raskolnikov Raskolnikov est surpris d’avoir à attendre longtemps dans l’antichambre de Porphyre lors de leur deuxième interview. Il est plutôt en bonne disposition, mais l’idée que l’homme qui l’a traité d’assassin l’autre jour ne soit qu’une hallucination le secoue de tremblements. L’intensité de sa haine pensant à Porphyre est si forte que les tremblements cessent.

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Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (9/20)

Porphyre s’occupe de Raskolnikov

Raskolnikov est surpris d’avoir à attendre longtemps dans l’antichambre de Porphyre lors de leur deuxième interview. Il est plutôt en bonne disposition, mais l’idée que l’homme qui l’a traité d’assassin l’autre jour ne soit qu’une hallucination le secoue de tremblements. L’intensité de sa haine pensant à Porphyre est si forte que les tremblements cessent.

L’accueil du juge d’instruction est joyeux et aimable. Raskolnikov, tout à sa méfiance, mettrait du temps à se rendre compte que Porphyre n’est aucunement embarrassé, comme il le croit au début de l’entretien, mais, bien au contraire, complètement à son aise.

En présence du juge Raskolnikov devient immédiatement très tendu – et, alors tout lui fait signe. Spécialement l’existence du corps de Porphyre lui est insupportable, jusqu’au dégoût : « Ce petit corps gras et rond (…) les rides de son front disparurent soudain, se détendirent. » ( page 84)

C’est vrai que Porphyre est un peu agité, chose qu’il ne cherchait absolument pas à dissimuler d’ailleurs. Et il avait des raisons d’être agité. Le juge d’instruction vient de recevoir la visite de celui qui a harcelé Raskolnikov, « le fantôme », qui lui a raconté la visite à l’appartement, le coup de sonnette, les questions sur les tâches de sang. Porphyre n’a plus de doute : c’est Raskolnikov qui a tué la vieille usurière. Et sa façon de marcher nerveusement dans la pièce est un expédient pour se calmer, pour trouver le ton avec lequel parler à Raskolnikov.

Il vient donc d’éclairer une partie essentielle du problème qu’il a fonction de résoudre. Mais le criminel en tant que tel ne l’intéresse guère. Porphyre est trop intelligent pour se contenter de mettre les gens en cases, dans des catégories. Ce qui l’intéresse c’est le crime et chaque crime, comme il le dit, est unique – comme chaque thérapie.

Ce que souhaite Porphyre c’est de trouver la démonstration mathématique du crime. Mais, concernant Raskolnikov il tient à ce que « la besogne du magistrat (soit) un art en son genre » - comme d’ailleurs doit être l’interprétation du psychanalyste.

En d’autres termes, Porphyre veut amener le jeune homme, ancien étudiant en droit, à reconnaître les faits, à accepter la fin de la partie.

La scène avec le peintre Nicolas, qui s’accuse du meurtre, atteste comment Porphyre peut être direct, brutal, sans ménagement. Ce qui, a contrario, rend d’autant plus saillante la manière très spéciale, déférente même, employée avec Raskolnikov.

Certes, son amour propre désire faire admettre au jeune homme hors norme qu’il a été démasqué. Mais cet aspect n’est pas celui qui lui importe le plus. Pour Porphyre le plus important c’est que Raskolnikov accepte que la guerre est finie. Celle dans laquelle ils sont engagés tous les deux, certes, mais surtout la guerre que Raskolnikov mène contre lui-même. Porphyre sait que chez Raskolnikov une transgression d’une telle magnitude l’a transformé, il est devenu son acte. Le criminel devient le crime et lui enlever son crime c’est le précipiter dans un vide vertigineux.

Le souci principal de Porphyre est d’éviter le suicide de Raskolnikov – qu’il évoquera directement lors de leur troisième rencontre. Porphyre est donc partagé entre deux desseins contradictoires : celui d’amener le jeune à reconnaître son crime ; celui d’éviter son effondrement.

La méthode choisie pour concilier ces deux objectifs opposés est connue de Raskolnikov : « (Porphyre) parlait sans arrêt, pour ne rien dire le plus souvent, il dévidait une suite d’absurdités, des phrases stupides où glissait tout à coup un mot énigmatique rapidement noyé dans le cours du bavardage, sans queue ni tête, avant d’énoncer d’une manière frontale une vérité. Par exemple : « on commencera par endormir sa méfiance (selon votre heureuse expression) afin de lui assener ensuite un coup de hache en plein crâne ! hé ! hé ! hé ! » ( pages 88 et 89)

Malgré l’immense gentillesse de Porphyre à l’égard de Raskolnikov, les effets de cette méthode sont ravageurs et Porphyre le reconnaîtra lors du troisième entretien qu’ils auront. Confronté aux résistances de Raskolnikov le juge d’instruction va s’emporter et lui dévoilera sa construction qui désigne le jeune homme comme le meurtrier. (page 95 et suivantes)

Raskolnikov est alors plongé dans le désespoir le plus complet : il crie, tape du poing sur la table, insulte Porphyre, le tutoie. Et Porphyre est vraiment effrayé par les conséquences de son acharnement.

Mais pourquoi tant d’égards ? De quoi est fait le lien de Porphyre à Raskolnikov ?

Je vous disais que Raskolnikov est le refoulé de Porphyre. En effet, contrairement à Raskolnikov, Porphyre n’a pas pris le risque de transgresser le cadre de pensée donné par la société de son temps, ne s’est pas engagé dans un processus de franchissement du possible convenu. Il est conscient de cela et son souci majeur est que le jeune homme puisse, contrairement à lui, avoir une vie vivante après le désastre.

Puisqu’il a été confronté à des défis semblables, quoique situés sur des plans différents, Porphyre peut s’identifier à Raskolnikov. Il est capable de reconnaître – au-delà de la folie, au-delà du gonflement des prétentions, de l’arrogance, au delà du Moi idéal – les enjeux de vérité par lesquels Raskolnikov est traversé et le nouveau Idéal du moi souhaité. Porphyre admire son courage – certes fou, mais courage quand même – de se confronter à ces enjeux, courage d’essayer d’inventer une réponse absolument personnelle. Porphyre sait, par expérience, l’immense solitude dans laquelle est plongé celui qui est travaillé par de telles exigences de vérité à l’égard de lui-même. Et cette connaissance lui fait aimer Raskolnikov d’amitié – d’où sa tendresse. Mais ceci n’explique pas tout.

(Pour les citations se référer à Crime et Châtiment, Volume IIFOLIO, traduction de D. Ergaz, Paris, 1991)

Demain: le secret de Porphyre

Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.

En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.

Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.

Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.

Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.

Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :

http://www.collectifpsychiatrie.fr/?p=338

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