Clinique de Dostoïevski : l’homme du sous-sol
le ridicule
On peut dire que déjà à l’époque des faits qu’il nous raconte dans la deuxième partie du récit, il a 24 ans donc, celui qui deviendra l’homme du sous-sol, est coupé du monde, ignorant des codes sociaux et … incapable de colère. La colère glisse vite vers la haine, et comme à cette époque la haine n’est pas encore intégrée au Moi, son émergence doit être maquillée par des artifices grossiers, par des formations réactionnelles absurdes et inadéquates. C’est cette inadéquation qui rend ridicule le personnage. Le ridicule tient toujours à l’échec du camouflage. Cet échec laisse en évidence les affects qu’il veut étouffer. Cette dysharmonie contribue aussi aux sentiments de pénibilité associés à celui du ridicule : la dysharmonie révèle comment le sujet est inapte à manier le conflit, comment le conflit l’encombre, ou le submerge ou le paralyse.
Dans le troisième chapitre de la deuxième partie, nous apprendrons sur des particularités qui nous aideront à comprendre l’attitude du personnage à l’égard de Lisa. Il parle d’un vrai ami qu’il a eu du temps de sa scolarité. Je cite : Mais j’étais déjà un despote dans l’âme ; je prétendais dominer entièrement son esprit (…) Mon amitié passionnée l’épouvanta ; je le troublais jusqu’aux convulsions. C’était une âme naïve et généreuse. Mais dès qu’il se fut donné à moi tout entier, je le détestai et je le repoussai. Je reviendrai sur ces remarques.
La narration se poursuit par l’hécatombe, le carnage narcissique, l’auto-massacre du corps psychique. Nous l’avions laissé dans l’exaltation de ses rêvasseries où il triompherait, charmerait, serait aimé. Présentement, toujours exalté, il a aussi retrouvé la tension insomniaque d’une nuit mal dormie. Exalté, tendu, agité, noyé par des images mégalomaniaques incapables de fournir une solution symptomatique satisfaisante au désespoir qui le ronge, celui qui deviendra l’homme du sous-sol est ici au comble de sa souffrance. Mal habillé, craintif et persécuté, grossièrement arrogant et donc ridicule, il est une figure sentimentale de la misère humaine. L’inflation de poses qu’il prend pour se donner une contenance, et sa manière d’apprécier toutes ses extravagances comme une réponse sensée aux situations absurdes qu’il s’invente, font de lui un parent proche de Don Quichotte.
Nous sommes ici devantune démonstration du remarquable sens clinique de Dostoïevski. Sa présentation précise, méticuleuse, de l’effondrement de ce qui reste d’auto-estime d’un jeune homme maladif, explique la suite, l’émergence de l’homme du sous-sol, où la haine sera l’issue à la catastrophe narcissique, et la perversion le rempart contre l'écroulement psychotique.
Dostoïevski nous apprend que lorsqu’il y a une panne d’imagination pour construire une vie, l’envahissement du monde interne par des images domine. L’usage de l’imagination pour la construction d’un monde, s’appelle, selon Freud, l’Idéal du Moi. Si, comme chez l’homme du sous-sol, cette instance ne se met pas en place, c’est le défilé improductif des images du Moi idéal qui prend la révèle. Comment distinguer cliniquement l’Idéal du Moi et le Moi idéal ? Lorsqu’un enfant vous dit qu’il veut devenir plus tard Superman, il parle d’un Moi idéal. S’il vous dit qu’il sera professeur de gym, cela indique que l’instance Idéal du Moi est déjà en place. L’Idéal du Moi convoque la loi commune, il est un appel au symbolique. Le Moi idéal peut se situer dans le registre de la rêverie, où l’on trouve des passerelles avec l’Idéal du Moi. Mais le Moi idéal peut se limiter à la rêvasserie, en roue libre, ivresse narcissique sans référence à l’autre. Comme chez Cervantes, Dostoïevski présente ici des caricatures du Moi idéal. Mais chez Don Quichotte, contrairement à l’homme du sous-sol, le Moi idéal est toujours référé à un Idéal : Dulcinée. Les batailles de Don Quichotte sont un enjeu de vérité, l’homme du sous-sol se débat pour survivre. Don Quichotte se soucie de sa place dans le monde ; l’homme du sous-sol essaye de trouver une base, un point d’appui, dans son propre monde psychique. Le ridicule de Don Quichotte nous apaise et nous humanise, celui de l’homme du sous-sol nous peine, nous angoisse et nous effraye. Les ratages des extravagances de Quichotte nous révèlent le monde et réaffirment sa lutte pour exister ; les échecs de l’homme du sous-sol ouvrent sur une scène de destruction infernale sans issue. Quichotte est dans l’exubérance maniaque qui convoque l’autre, Sancho et Dulcinée, comme témoins de son combat ; le combat de l’homme du sous-sol est celui d’une guerre stérile contre un Surmoi persécuteur dans un paysage où il n’y a personne. Je cite : Tu n’es qu’un lâche ! résonna quelque chose dans ma tête, si tu as le courage d’en rire à présent. – Tant pis ! criai-je en réponse à moi-même. Maintenant tout est perdu ! (Dans la traduction de J.W. Bienstock revue par Hélène Henry, édition POL 1993)
Chez Don Quichotte, il s’agit d’une tentative de colmatage narcissique pour échapper à la catastrophe traumatique ; chez celui qui deviendra l’homme du sous-sol, il s’agit d’une érotisation du trauma pour ne pas sombrer dans l’apathie.
Dostoïevski fait la présentation clinique de comment le jeune maladif s’invite à une fête masochiste. Et comme cette fête est insupportable pour son Moi, il est obligé de trouver un autre destin à la haine, destin dont le résultat sera l’homme du sous-sol. Peut-on donc dire que l’homme du sous-sol au lieu d’érotiser la haine en jouissant d’un masochisme moral, comme le jeune maladif, va la diriger contre l’autre ? Pourra-t-on affirmer que dorénavant sa jouissance sera le meurtre ? Oui et non. Le masochisme est une question clinique très complexe. Il suffit qu’on revienne à la première partie du récit pour constater comment, vingt ans après, il y a encore des retournements de la haine contre lui même. François Perrier parle, quelque part, de la subjectivation de la haine. Pour lui cette expression doit rendre compte du travail d’appropriation de la haine par un sujet. Je pense que cette expression peut s’appliquer aussi à l’inutilité des ressassements auxquels peut se livrer un sujet. Je dirai, quant à moi, subjectivation impossible de la haine. Parce que la subjectivation suppose l’existence d’un sujet ; or, lorsque haine il y a, l’existence d’un sujet est, au moins, très problématique.
Demain : l’expérience du meurtre
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
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