Billet de blog 25 novembre 2011

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LES ENSEIGNEMENTS DE LA FOLIE (25) : Un feuilleton «dangereux»

Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (10/20) Le secret de Porphyre Chez Porphyre, les manières efféminées sont des vestiges de la guerre intime qu’il a mené avec lui-même et dont il est sorti vaincu. Ne pas avoir eu le courage d’assumer son homosexualité, au-delà de tous les dangers, fera de lui un vieux prématuré. Il le dit à Raskolnikov « Je suis, voyez-vous, un vieux célibataire. (…) Croyez-en un vieillard, Rodion Romanovitch (en prononçant ces mots, Porphyre Petrovitch, qui comptait à peine trente-cinq ans, semblait avoir vieilli en effet : sa voix avait même changé et il paraissait soudain voûté) (…) Qui suis-je ? Un homme fini et rien de plus. Vous, vous c’est autre chose ».

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Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (10/20)

Le secret de Porphyre

Chez Porphyre, les manières efféminées sont des vestiges de la guerre intime qu’il a mené avec lui-même et dont il est sorti vaincu. Ne pas avoir eu le courage d’assumer son homosexualité, au-delà de tous les dangers, fera de lui un vieux prématuré. Il le dit à Raskolnikov « Je suis, voyez-vous, un vieux célibataire. (…) Croyez-en un vieillard, Rodion Romanovitch (en prononçant ces mots, Porphyre Petrovitch, qui comptait à peine trente-cinq ans, semblait avoir vieilli en effet : sa voix avait même changé et il paraissait soudain voûté) (…) Qui suis-je ? Un homme fini et rien de plus. Vous, vous c’est autre chose ».

Raskolnikov, ce jeune homme ténébreux, fougueux, impertinent, hors norme, farouche, provocateur, fascine Porphyre. Et Porphyre l’aime d’amour, l’aime de passion, de désir. Amour où se mêlent l’envie et la rage, rage et envie engendrées par l’impossible accomplissement de cet amour-passion. Mais chez l’homme amoureux qu’est Porphyre le don de soi finit par triompher : « Je suis, au surplus, un homme sincère … Suis-je sincère ? dites-le-moi ; qu’en pensez-vous ? Je crois qu’on ne peut l’être davantage, je vous confie de ces choses … sans exiger la moindre récompense, hé ! hé ! hé ! (…) Je vous dis que je désire de toutes mes forces effacer l’impression que je vous ai produite, réparer mes torts et vous prouver que je suis un homme de cœur. Je vous assure que je suis sincère » (pages 86, 95, 263, 95,)

L’envie et la rage feront de lui, parfois, un homme méchant, sadique, cruel. Méchanceté et cruauté où se mêlent un désir sauvage de pénétration, de sodomie : « Quelle girouette vous faites, dit (Porphyre) en ricanant ; pas moyen de s’entendre avec vous, c’est une idée fixe. Vous ne me croyez pas ? Et moi je vous dirai que vous commencerez à me croire ; dix centimètres de foi en attendant et je ferai si bien que vous finirez par me croire tout à fait, tout le mètre y passera, car je vous aime sincèrement et vous veux du bien … » (page 102)

Mais l’homme amoureux donnera au jeune les énoncés identificatoires qui permettront une vie au-delà de l’horreur : « Je dois dire que je vous considère comme un homme plein de noblesse et même, jusqu’à un certain point, un homme magnanime (…) Ayant appris à vous connaître, j’ai commencé à éprouver un véritable attachement pour vous.(…) Quant à votre hardiesse, votre fierté, au sérieux de votre esprit et à vos souffrances … il y a longtemps que je les avais devinés ! … Tous ces sentiments me sont familiers et votre article m’a paru exposer des idées bien connues. Il a été écrit le cœur battant, d’une main fiévreuse et pendant une nuit d’insomnie, cet article, dicté par un cœur plein de passion contenue. (…) Votre article est absurde et fantastique, mais il respire une telle sincérité ! Il est plein de jeune et incorruptible fierté, de la hardiesse du désespoir … Il est sombre, votre article, et cela est bien. (…) Non ! Ne faites pas fi de la vie. Elle est encore longue devant vous. (…) Vous êtes méfiant et vous pensez que je veux vous flatter grossièrement. Mais dites-moi, avez-vous déjà eu le temps de vivre, et connaissez-vous l’existence ? (…) Vous me demanderez ce que je pense de vous ? Eh bien je vous considère comme un de ces hommes qui se laisseraient arracher les entrailles en souriant à leurs bourreaux s’ils pouvaient trouver une foi ou un Dieu. Eh bien, trouvez-les et vous vivrez ! Tout d’abord, il y a longtemps que vous avez besoin de changer d’air. Et puis, quoi, la souffrance n’est pas une mauvaise chose. Souffrez donc ! (…) Je sais que vous êtes sceptique, mais abandonnez-vous au courant de la vie et ne vous inquiétez de rien ; il vous portera au rivage et vous remettra sur pied. Quel sera ce rivage ? comment puis-je le savoir ? j’ai seulement la conviction qu’il vous reste beaucoup d’années à vivre. (…) Ayez du courage, ne reculez pas, par pusillanimité, devant la grande action qu’il vous reste d’accomplir. Il serait pour vous honteux d’être lâche. (…) Je sais que vous ne me croyez pas, mais je vous donne ma parole que vous reprendrez goût à la vie. En ce moment, il ne vous faut que de l’air, de l’air, de l’air ( …) Dieu vous a destiné à une vie véritable. (…) Alors, pourquoi redouter le changement qui va survenir dans votre existence ? Ce n’est tout de même pas le bien-être qu’un cœur comme le vôtre pourrait regretter ? Et qu’importe cette solitude où vous serez pour longtemps confiné. Ce n’est pas du temps qu’il s’agit, mais de vous-même. Devenez un soleil et tout le monde vous apercevra. Le soleil n’a qu’à exister, à être lui même. » (pages 249, 251, 261 et svts. Je souligne).

N’oublions pas que toutes ces paroles sont soutenues par une promesse : « Passons maintenant à la deuxième question, au profit que vous tireriez d’un aveu ; il est incontestable. (…) Et moi, je vous jure devant Dieu de m’arranger pour vous laisser vis-à-vis de la cour d’assises tout le bénéfice de votre acte, qui aura l’air absolument spontané. Nous détruirons, je vous le promets, toute cette psychologie et je réduirai à néant tous les soupçons qui pèsent sur vous, si bien que votre crime apparaîtra comme le résultat d’une sorte d’enchainement, et, au fond, ce n’est pas autre chose. Je suis un honnête homme, Rodion Romanovitch, et je saurai tenir parole. » (page 261. Je souligne)

On peut dire, sans forcer les traits que Porphyre fait un vrai travail de thérapeute. Ayant réduit à rien toutes les défenses perverses, il partage avec Raskolnikov la contemplation du trauma dans sa dimension la plus abjecte. Et c’est du centre de la catastrophe qu’il essaye de récupérer le sujet enfoui au milieu de l’horreur où il s’est délicieusement enfoncé, fange d’où il tentera de ramener le jeune homme à la vie, à la communauté des humains.

Avant de conclure par ce qui du point de vue affectif-sexuel fait lien entre Porphyre et Raskolnikov – le point de vue affectif-sexuel c’est ce que le Freud appelle le libidinal – je voudrais envisager leur lien du point de vue de la place faite par Porphyre dans le monde psychique de Raskolnikov.

Porphyre vient libérer Raskolnikov du rapport de pure contrainte à un idéal qui s’est transformé en pure image (en Moi idéal). Grâce à Porphyre, Raskolnikov peut entrevoir une relation à lui-même où la loi, sa propre loi, n’est plus cruelle et persécutrice, où sa loi devient un référent, un critère à partir duquel l’autre et le monde peuvent se rencontrer. Porphyre transforme le Surmoi Cruel en Surmoi Protecteur, et cette transformation se fait par constitution d’une place pour l’ami. La constitution de cette place est le résultat de tout le travail psychique fourni par Raskolnikov, grâce à Porphyre, à l’intérieur de leur relation. L’existence de cette place permettra à Raskolnikov de reconnaître la nécessité de l’amitié de Rasoumikhine, puis celle de l’amour de Sonia.

Je pense que le travail que Porphyre, en tant qu’ami, obtient de Raskolnikov est un exemple éloquent des difficultés rencontrées par un thérapeute pour donner au Surmoi Protecteur droit de cité dans le monde interne d’un sujet pris dans les mailles du trauma.

Abandonner une culture du morbide pour reconnaître la rencontre avec l’autre comme une nécessité est un passage. Et ce passage est traumatique. Tellement douloureux que le psychotique, lorsqu’il abandonne son délire, est si fragilisé, devient tellement sensible aux douleurs et aux joies de l’existence, qu’il peut préférer tirer le rideau. Parfois parce que le côté intolérable ne peut être contenu. Parfois parce que ne reconnaissant pas encore la vie comme un assemblage de moments précaires le psychotique choisit la mort pour ne pas compromettre l’expérience de plénitude qu’il traverse.

Je vous rappelle ce que je disais l’autre jour: pour une théorie de l’interprétation des défenses perverses le calme, le détachement et l’implacabilité sont à retenir. J’aimerais m’attarder sur l’implacabilité. Et pour cela il me faut faire un détour.

Je n’ai jamais aimé le mot culpabilité utilisé comme un concept. Les relents religieux que le mot charrie m’insupportent. Et, comme Winnicott, psychanalyste anglais, je n’aime pas transformer en outil métapsychologique une idée contaminée par sa qualité morbide. On connaît tous comment la circulation de la culpabilité dans une relation est ravageuse et stérile. Je m’étais approché de ces difficultés en réfléchissant sur SHOA, le film de Claude Lanzmann. Devant l’exigence de pensée lors d’une situation limite, ce qui est convoqué n’est pas une éventuelle culpabilité, mais notre entière responsabilité. Si au seuil d’une telle situation la responsabilité est absente, alors il y a de la haine. Soit celle venant de l’autre, soit la mienne qui s’enracine dans la blessure incurable d’une auto-déception.

Porphyre peut être implacable parce qu’il se sent responsable du destin de Raskolnikov. (Comme Claude Lanzmann se sent responsable du travail de mémoire qu’il réalise dans son film Shoa). Porphyre ne cherche ni la complicité ni la gratitude. Ce qu’il cherche c’est de faire basculer la mort dans la vie, que la mort soit l’horizon commun et non un emblème accroché à la ruine d’un narcissisme.

Pour conclure revenons au fonctionnement libidinal de Porphyre. J’ai dit que Raskolnikov est le double de Porphyre. Mais il est aussi son autre dissemblable. Porphyre l’aime comme il aimerait aimer la vie, avec la même intensité avec laquelle il a aimé la vie jadis. Raskolnikov est son soleil, son espoir, sa rédemption, sa revanche.

En sortant de sa troisième rencontre avec le juge d’instruction Raskolnikov était pressé de voir Svidrigaïlov. (page 267) La finesse clinique de Dostoïevski est renversante. En effet, il nous le démontre, soit Raskolnikov accepte la proposition de Porphyre, soit il choisît l’hypothèse Svidrigaïlov. Parce que si Raskolnikov est le refoulé de Porphyre, Svidrigaïlov est celui de Raskolnikov.

(Pour les citations se référer à Crime et Châtiment, Volume IIFOLIO, traduction de D. Ergaz, Paris, 1991)

Lundi prochain: Svidrigaïlov, le meurtre sans culpabilité

Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.

En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.

Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.

Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.

Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.

Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :

http://www.collectifpsychiatrie.fr/?p=338

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