Clinique de Dostoïevski
Dernier épisode de l’homme du sous-sol :
le pire
Je disais hier que le pire peut donc avoir lieu.
C’est ici qui prend toute sa place l’essai remarquable que Leslie Kaplan a fait sur ce texte. Familière de la psychanalyse, elle démontre l’universalité du personnage, glisse sur les aspects défensifs et formule en quoi consiste l’expérience du meurtre : la trahison d’une promesse faite à l’enfant. Formulation qui peut s’appliquer au trauma en général, tout traumatisme renvoyant à la trahison de ceux qu’on aime, de ceux à qui on a donné, avec la générosité d’un enfant, toute notre confiance. (Je vous rappelle ce que disait l’homme du sous-sol sur Lisa au moment de la quitter au bordel : «Maintenant son regard était doux, suppliant et, en même temps, confiant, tendre, timide. Tel est le regard des enfants qui aiment beaucoup quelqu’un et lui demandent quelque chose.»)
Le meurtre, démontre Leslie Kaplan, est le franchissement d’une limite, d’un seuil, au-delà duquel tout bascule, où l’on devient, je cite, comme Macbeth « a walking shadow », une ombre qui marche. Le meurtre vise l’anéantissement de l’autre, mais c’est l’autre qui est le support de la parole, sans adresse la parole se perd, se dilue, « s’effiloche». Et plus loin : explorer jusqu’au bout la parole, reconnaître qu’elle est toujours déjà adressée, traversée par une autre parole, et le soutenir : sans quoi ce ne sont que des «formules», nouvelles et toujours si vieilles manières d’enfermer l’autre, de le tuer. (Leslie Kaplan, L’expérience du meurtre, in Les Outils, POL, Paris, 2003.)
J’aimerais, pour finir, revenir aux aspects plus imaginaires. Pour noter, d’abord, que Dostoïevski accorde à son personnage toutes les chances. Il le présente à Lisa dans toute l’étendue de sa faiblesse. Certainement pour cela elle est capable de deviner que la haine chez lui organise une défense qui le protège d’une détresse infinie, celle de l’enfant abandonné qu’il a été. L’attitude de Lisa, qui prend l’homme du sous-sol dans ses bras, comme on contient un enfant, après avoir été sadiquement agressée par lui, est un exemple impressionnant de la justesse clinique de Dostoïevski. En d’autres termes, on est obligé de constater qu’il n’y a pas seulement toutes les conditions d’une rencontre, il y a rencontre. Alors, pourquoi celle-ci ne déplace rien chez l’homme du sous-sol, pourquoi n’ouvre-elle pas un nouveau champ du possible ?
Le dernier chapitre du récit contient quelques réponses à cette question. La première est du point de vue de la haine. Je cite : Elle devina que l’élan de ma passion (il vient de lui faire l’amour) n’était qu’une vengeance, une nouvelle humiliation pour elle et qu’à ma haine de toute à l’heure, sans motif s’était ajoutée une haine envieuse qui s’adressait à elle personnellement … » Je pense que cette réponse concerne la dynamique de la relation et, très précisément, son aspect psychopathologique. Notons, en passant, que la sexualité est encore présentée ici comme une chose mauvaise en soi, la plus grande humiliation infligée.
La deuxième réponse m’intéresse plus. Elle éclaire l’auto-représentation du personnage : incapable d’aimer. Pour lui, aimer c’est tyranniser l’autre. Mais, comme souvent chez les personnages de Dostoïevski, sa connaissance de l’inconscient est d’une acuité impressionnante. Il observera, je cite, « qu’il était incroyable de ne pas l’avoir aimée ou bien, au moins, de ne pas avoir apprécié son amour. » Et, pour conclure : « J’étais déshabitué de la vie vivante (…) Cela m’était insupportable de la savoir là (…) Je voulais rester seul dans mon sous-sol (…) La vie vivante m’avait écrasé par manque d’habitude, et il m’était difficile de respirer.» (Toutes les citations du texte dostoïevskien viennent de l’édition POL 1993, dans la traduction de J.W. Bienstock revue par Hélène Henry. Je souligne).
Ces dernières observations, par leur sincérité brutale, éclairent autrement le personnage. On comprend que l’homme du sous-sol n’est que la figure extrême d’une certaine production de la culture de la pulsion de destruction. En effet, la plupart du temps, chez les hommes du sous-sol que nous rencontrons habituellement, la haine n’est pas l’organisatrice du rapport au monde. Tout en constituant le tissu sensible du sujet, elle a un régime de fonctionnement moins bruyant, plus amorti. La silenciation de la haine a une conséquence immédiate : l’énorme difficulté de reconnaître la dimension perverse de la relation, dimension qui, fréquemment, est ignorée par le sujet lui-même. Ces sujets peuvent être, socialement, des personnes admirables. Leur façon de tyranniser les objets engendre des grands idéologues, des scientifiques rigoureux, des fonctionnaires consciencieux. Le contrôle minutieux, voire le souci de perfection - sans quoi ils sont en danger d’implosion – leur permet d’exercer un leadership dans tout ce qui requiert un travail d’équipe. La grande distance qu’ils ont par rapport à tout fait d’eux des personnes agréables, apparemment tranquilles et détachées, dont l’ironie sarcastique est confondue avec l’humour.
C’est seulement le quotidien de l’intimité qui révélera les impuissants psychiques qu’ils sont, envieux de toute vie vivante, des indifférents, insensibles. Incapables d’aucune générosité, auto-centrés, et avares de tout investissement qui ne les concerne pas. Au jour le jour se rendra évidente leur apathie, leur incapacité à toute initiative, leur manque d’imagination chronique. Toute énergie est mise au service du maintien d’une économie narcissique très fragile. Ainsi toute demande est vécue comme une menace, un désir à l’égard de l’autre ou tout signe de désir chez l’autre, comme une violence. Cette économie narcissique de survie génère une pratique de destruction où le meurtre psychique est un expédient défensif, une stratégie d’évitement de la rencontre – toute rencontre fait saigner une vieille blessure d’amour propre. Cette pratique de destruction transformera aussi toute souffrance en douleur morale - façon d’exclure définitivement l’autre comme cause d’un quelconque sentiment, et d’enfermer par avance tout événement, toute nouveauté, dans le déjà-connu d’un ressassement. Ce ressassement réduit la temporalité aux seuls avatars d’une subjectivité monstrueuse, qui se veut insensible aux circonstances, imperméable au changement, toujours identique à elle-même.
L’apparition de cette monstruosité dans le réel d’une relation amoureuse, ou dans le réel de la relation thérapeutique, laisse le témoin sidéré comme devant une hallucination. La sidération est l’effet de l’irruption sur la scène relationnelle de la conjugaison de deux impensés qu’insistaient depuis toujours : la folie et la perversion, celle-ci étant la valise où est enfermée celle-là.
Ce feuilleton reprendra le lundi 14 novembre avec les enseignements sur la folie que nous donnent les personnages de Crime et châtiment
Lundi 14 novembre : Crime et châtiment, Raskolnikov
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :