Je reproduis cet article du Monde dans lequel Gentis parle des nouvelles thérapies quelques années après leur apparition en France. Aujourd’hui, nous disposons du recul nécessaire pour comparer ce qu’il en disait en 1980 avec ce que nous pouvons en observer depuis quarante ans, et particulièrement de nos jours où elles profitent de la déstructuration de la santé et de la recherche publiques pour se substituer aux professionnels de santé :
Roger Gentis contre les nouvelles thérapies
Il y voit une mystification et une exploitation commerciale.
Par MAUD MANNONI. Publié le 23 mai 1980 à 00h00 - Mis à jour le 23 mai 1980 à 00h00
" Il y a, nous dit Roger Gentis, des tas de paumés autour de moi, des gens dont les théories ne répondent plus à la pratique, des gens qui bricolent des théories avec n'importe quoi. " D'une part, le " marécage théorique " ; de l'autre, des " théories bétonnées " ; il n'y a, à l'heure présente, plus vraiment de place dans la psychanalyse pour les paumés, les marginaux et les fous. Depuis que les psychanalystes ont gagné en respectabilité, ils ne s'intéressent plus à - ou ils n'intéressent plus - une clientèle dont on pourrait croire qu'elle leur aurait beaucoup appris.
Dans Leçons du corps, Roger Gentis s'interroge, dans le style qui lui est propre, vivant, précis, humoristique, sur l'engouement des jeunes pour les nouvelles thérapies venues d'outre-Atlantique, thérapies inspirées de Reich, revues et adaptées par des médecins et thérapeutes tels Alexander Lowen (qui lança, en 1950, la thérapie bioénergétique " pour relâcher les tensions et débloquer les affects ") et Arthur Janov (qui mit au point, il y a dix ans, une méthode spectaculaire appelée thérapie primale, dans un cadre thérapeutique d'isolement, proche de la déprivation sensorielle).
Gentis tente une double démarche : comme thérapeute et comme patient.
Des théories naturalistes
Comme thérapeute, il met en relief l'inadéquation des théories et s'interroge sur le contenu idéologique des " nouvelles thérapies ". L'accent mis par ces nouveaux idéologues sur la "quête du plaisir ", la confusion qu'ils entretiennent entre désir et besoin, l'idéalisation du "corps sain ", le culte de la " mère nature ", le procès intenté au " père usurpateur ", c'est - il ne faut pas s'y tromper - l'introduction d'un bouleversement dans les repères (et règles du groupe), annonciateur d'un autre monde, fût-ce celui du déclin.
" Au nom de quoi, dit, cependant, Gentis, chercherait-on à se mettre en travers de ces thérapies ? " Ce ne sont pas tant les thérapies qui lui semblent blâmables que la mystification théorique sur laquelle elles se fondent et l'exploitation commerciale éhontée qui en est faite. " Les gens sont tellement conditionnés de nos jours. Un conseil donc : quand vous lirez ces mecs-là, prenez tout le temps de réfléchir. Sinon vous vous faites avoir en douceur. " Gentis nous explique de façon magistrale comment c'est le rejet par Reich de la thèse freudienne de la pulsion de mort qui va permettre de réduire ensuite la psychanalyse à des théories naturalistes ; Freud avait montré que l'hédonisme ne pouvait suffire. Un principe distinct, la pulsion de mort, lui avait paru nécessaire pour rendre compte de la haine, de la répétition, de la culpabilité.
Langage et inconscient
C'est comme patient que Gentis a affronté les " nouvelles thérapies ". Le stage (dans un groupe thérapeutique reichien) commence un matin à 10 heures.
" Au repas du soir, nous dit Gentis, je savais que j'étais embarqué dans une des plus grandes aventures de ma vie. "
Deux événements vont le marquer : au cours d'un des exercices, Gentis, le patient, se met à respirer sur un mode court et précipité. Intervient l'animatrice, qui lui dit : " Sens combien tu respires. " " Tiens, se dit Gentis, que veut dire halètement ? " À partir de cet instant précis, à partir des effets de la représentation halètement = allaitement, une hallucination le saisit au corps : " J'ai reçu dans la bouche une goulée de lait tiède qui s'est propagée jusqu'à l'estomac. " Quelques mois plus tard, travaillant comme patient avec l'animateur du stage (auquel il est affectivement lié), lui revient un geste autrefois familier (croiser les doigts des deux mains, se frottant droite contre gauche la peau des phalanges : jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans, nous explique Gentis, il souffrait d'un eczéma suintant interdigital qui guérit à la suite d'un traitement homéopathique). À la fin de l'" atelier ", Gentis découvre que la peau entre ses doigts était couverte de vésicules, les mêmes que jadis, qui ne s'étaient pas manifestées depuis vingt ans. Ces mêmes vésicules, qui autrefois suintaient pendant des heures avant de se dessécher, se résorbèrent ce jour-là en moins d'une demi-heure et disparurent sans laisser la moindre trace.
Comment ne pas rapprocher ces " événements " des expériences décrites par Chertok ? On y voit comment la suggestion peut aboutir à une " conversion " somatique (on savait déjà qu'il est possible d'obtenir par hypnose des traces de brûlures et d'ecchymoses, et la disparition des verrues rebelles).
Les " transes thérapeutiques " remises en honneur par les " nouveaux thérapeutes " seraient-elles donc faites de la soumission hypnotique du patient à un mage ? La question ne sera pas clairement posée.
Gentis, en tant que patient, a éprouvé la séduction qu'exercent ces méthodes, tout en gardant assez de conscience pour les juger avec lucidité (si les symptômes disparaissent sous l'influence de la végétothérapie, ils reviennent dès que le traitement se trouve interrompu). La mise à l'écart du transfert par les " nouveaux thérapeutes ", la suspicion jetée par eux sur le verbal, ne résistent pas aux faits : lorsque la thérapie a quelque effet, Gentis nous montre que c'est à partir d'une improvisation du patient avec son thérapeute. Et lorsque les exercices bioénergétiques aboutissent à un " blocage ", c'est bien, nous dit-il, avec les mots que le processus se trouve relancé. Ainsi l'intérêt n'est-il pas tant d'opposer une thérapie à une autre que de s'interroger sur les effets concrets d'une position idéologique qui oppose le langage et l'inconscient à un au-delà bioénergétique.
Les tenants d'une " pureté " freudienne n'ont-ils pas, par leur surdité et leur indifférence aux problèmes de leur époque, participée à cette création paranoïaque ? Freud avait renoncé à sauver le monde. Les " nouveaux thérapeutes " proposent, eux, une doctrine de salut.
Dans un monde où Dieu a disparu, où les structures familiales se trouvent réduites à la famille nucléaire, elle-même évanescente, les jeunes demandent à croire, et, comme ledit Gentis, " sont prêts à avaler n'importe quoi " pour trouver des repères et des raisons d'exister.
Depuis une à deux décennies, la préférence dans le monde est donnée aux vérités totalisantes, aux techniques de suggestion et de manipulation des individus. Mais ces techniques et l'engouement quasi religieux pour les sectes n'existaient-ils pas déjà aux États-Unis avant l'arrivée de Freud ? Il n'y a, en fait, rien de changé, si ce n'est que, le commerce aidant, les jeunes sont devenus un marché géré avec efficacité au plan international. Les jeunes sont appréciés (via drogues et " attrape-couillons " divers) ; on a réussi à en faire des produits exploitables.
MAUD MANNONI.
Quarante ans après cette interview :
- Sud Ouest: Pauvreté, délinquance et sectes : quels sont les trois observatoires supprimés en 2020 ?
- Rue 89: Yoga et dérive sectaire : comment la Ville de Strasbourg s’est laissé berner l’été dernier
En savoir plus sur Maud Mannoni:
Extrait du film "Vivre à Bonneuil" sur l'expérience de l'école de Bonneuil sur Marne, dirigée par Maud Mannoni. Lieu de vie, institution éclatée, Bonneuil est un des lieux référence de la psychothérapie institutionnelle, accueillant des enfants et des adolescents.