Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (11/20)
le meurtre sans culpabilité
À la fin de l’épisode sur Porphyre je notais : « En sortant de sa troisième rencontre avec le juge d’instruction Raskolnikov était pressé de voir Svidrigaïlov. La finesse clinique de Dostoïevski est abasourdissante. En effet, il nous le démontre, soit Raskolnikov accepte la proposition de Porphyre, soit il choisît l’hypothèse Svidrigaïlov. Parce que si Raskolnikov est le refoulé de Porphyre, Svidrigaïlov est celui de Raskolnikov. »
On pourrait aussi formuler les choses d’une autre façon. On peut dire que Raskolnikov est devant un choix psychique : soit il accepte la proposition de Porphyre, proposition soutenue, à sa façon par Sonia, soit il doit inventer une réponse pour résoudre l’impasse où il se trouve. Le suicide est évidemment la possibilité la moins probable. Raskolnikov serait certainement d’accord avec Wood Allen pour dire que le problème avec le suicide c’est qu’il n’est jamais une réponse adéquate à la question qu’il est censé résoudre. Ou avec Winnicott, psychanalyste anglais qui dit : Le suicide n’apporte pas de solution, seulement l’arrêt du combat. (in Rêver, fantasmer, vivre)
Or, la question que Raskolnikov essaye de résoudre concerne ses idéaux à l’égard de lui-même et de la façon d’être vivant. Si après l’assassinat de l’usurière et de sa malheureuse sœur Elisabeth il doute qu’il soit un homme extraordinaire, il est loin d’avoir rejeté l’idée de trouver une réponse extraordinaire au conflit qu’il traverse. On peut, bien sûr, insister sur l’orgueil du jeune homme, ou sur le Sur-moi implacable qui l’accable - comme je l’ai déjà signalé. Mais ce sont des aspects secondaires à l’égard de l’enjeu principal – ne pas renoncer à une représentation de lui même en accord avec son idéal. Et, confrontée à cet enjeu, l’idée du suicide est une bassesse, une lâcheté, une facilité, une trahison obscène. (C’est ce que dit Raskolnikov à Sonia. Le récit fait par Svidrigaïlov de cet échange, Svidrigaïlov dont le cynisme et l’envie sont une garantie d’objectivité, attestent la persistance chez le jeune homme de cette manière de se formuler les enjeux de ses tourments)
Ceci ne veut aucunement dire que chez Raskolnikov le risque du suicide est écarté. Dostoïevski, plusieurs fois, indique que cela aurait pu arriver. Mais cela aurait été la conséquence d’un raptus à un moment de douleur intolérable, et non un choix, une décision parmi d’autres possibles.
La décision de Raskolnikov, qui est aidé en cela par Porphyre et Sonia, nous la connaissons. Je vous démontrerai oh combien elle est extraordinaire, héroïque – et donc en accord avec son idéal - et risquée, très risquée. Vous verrez, alors, comment mon interprétation de son choix nous amènera loin des conceptions sentimentales qu’on a souvent proposées pour comprendre la fin du livre.
En attendant, parlons de la solution Svidrigaïlov. Elle est une possibilité que Raskolnikov ne cesse de considérer. Et, vu les termes dans lesquels il se formule son conflit, cette solution est certainement la plus intime et la plus tentante. Elle est à ce point familière et inquiétante que c’est sur le mode de l’hallucination que Raskolnikov rencontre Svidrigaïlov. Je cite :
« Se peut-il que ce soit mon rêve qui continue ? » pensa encore Raskolnikov, en considérant le visiteur inattendu d’un air attentif et méfiant. « Svidrigaïlov ! Quelle absurdité ! »
« Impossible » fit-il enfin à haute voix dans sa stupéfaction.
L’étranger ne parut pas surpris par cette exclamation. » (page 7)
Dostoïevski décrit ainsi la rencontre. Elle est comme le prolongement d’un rêve, elle est donc un désir de Raskolnikov. Il est en effet curieux comment cette première rencontre est écrite ici : c’est comme si Raskolnikov reconnaissait Svidrigaïlov qu’il n’a jamais vu, comme s’il l’attendait.
Raskolnikov se rappelle très bien du rôle que Svidrigaïlov a joué dans la vie de sa sœur Dounia et c’est exactement cet amoralisme du personnage qui l’intrigue et le fascine. Cette curiosité et cette fascination sont antérieures à cette première rencontre. C’est certainement pour cela que Raskolnikov accepte d’entendre Svidrigaïlov, s’intéresse à ce qu’il dit.
Il ne sera pas déçu d’ailleurs. Svidrigaïlov commence par un plaidoyer sur le caractère excessif du désir amoureux : la raison est l’esclave de la passion. Considéré du point de vue du désir, l’homme est une victime plutôt qu’un monstre. Peut-on toujours continuer à qualifier comme monstruosité une action qui est le fruit d’un désir amoureux, interroge Svidrigaïlov. Or, ceci n’est pas sans résonner chez quelqu’un qui refuse de considérer comme meurtre une action qui est le fruit d’une idée supérieure. (page 8)
En fait c’est sur la question du meurtre que Raskolnikov interroge Svidrigaïlov. Celui-ci répond que d’un point de vue formel il n’a pas assassiné sa femme. Cela a été largement constaté. N’empêche qu’il s’est interrogé sur sa responsabilité morale dans ce décès. De toute évidence cette interrogation se fait sans aucune culpabilité. Ce qui la rend d’autant plus forte. Raskolnikov, comme Svidrigaïlov, ne ressent aucune culpabilité dans l’assassinat de l’usurière, mais, contrairement à lui, Svidrigaïlov se pose la question de sa responsabilité morale.
Après toute une tirade sur le masochisme féminin (page 10), Svidrigaïlov dit à Raskolnikov pourquoi il répond à la grossièreté de ces questions :
« Car je ne m’intéresse pour ainsi dire à rien. (…) Je vous avouerai franchement que je m’ennui beaucoup. (…) Je ne me soucie de l’opinion de personne. (page 11)
Comme l’homme du sous-sol, Svidrigaïlov peut entendre toutes les vérités parce qu’un voile d’indifférence couvre son rapport au monde, parce qu’il n’a plus aucun amour propre. C’est cela qui fait sa force et c’est cette force qui crée chez l’étudiant un malaise. Raskolnikov apprend : si l’indifférence à tout – comme lui-même a voulu être indifférent à la fillette importunée par le pervers dans le parc – permet d’entendre toute vérité, cela suppose l’absence de tout amour propre. Hypothèse que lui, Raskolnikov, est incapable d’envisager – ce qui est, à la fois, sa chance et son tourment.
Svidrigaïlov parle ensuite de son rapport à sa femme décédée. Si cette relation a tenu c’est parce que leur lien était fait de ce qui fixe un pervers : un lien d’emprise - sa femme a gardé toute sa vie le billet signé d’un faux nom par Svidrigaïlov.
La solution perverse, solution qui tente Raskolnikov, peut mettre à distance la folie. Mais l’indifférence, l’emprise et l’érotisation de la haine ne sont pas une garantie absolue, une digue définitive contre le retour de l’horreur. Après la mort de sa femme, c’est-à-dire après la fin de la relation d’emprise, Svidrigaïlov doit lutter contre les hallucinations. Ceci est une question qui hante Raskolnikov et il le dit :
« - Mais pourquoi avais-je le sentiment que des choses pareilles devaient vous arriver, proféra tout d’un coup Raskolnikov étonné lui-même de ces paroles dès qu’il les eut prononcées. Il se sentit extraordinairement ému.
- Tiens, vous avez pensé à cela, demanda Svidrigaïlov d’un ton surpris. Non vraiment ? Ah ! je disais bien que nous avions des points communs ». (page 16. Je souligne)
L’échange continue et, de toute évidence, Svidrigaïlov est content de pouvoir parler franchement à quelqu’un qui sait l’entendre. On apprend, alors, que la relation d’emprise qui structurait les rapports entre lui et sa femme n’a pas empêché un autre moment hallucinatoire lors de la mort d’un valet qu’il maltraitait. Et comme Raskolnikov lui propose de voir un médecin il rétorque :
Je n’ai pas besoin de vous pour me rendre compte que je suis malade, bien qu’à la vérité je ne sache pas de quoi. Selon moi, je me porte au moins cinq fois mieux que vous. (page18)
(Pour les citations se référer à Crime et Châtiment, Volume IIFOLIO, traduction de D. Ergaz, Paris, 1991)
demain: être pervers pour ne pas devenir fou
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :