Svidrigaïlov aborde la question de la perversion comme défense contre la psychose d’une façon frontale : - Que dit-on ordinairement ? murmura Svidrigaïlov en manière de soliloque – il inclina la tête avec un regard de côté. On dit : tu es malade et par conséquent tout ce qui t’apparaît est dû au délire. Ce n’est pas raisonnable avec une logique rigoureuse. J’admets que les apparitions ne se montrent qu’aux malades, mais cela ne prouve qu’une chose, c’est qu’il faut être malade pour les voir et non qu’elles n’existent pas en soi. – Raskolnikov s’emporte en entendant cette affirmation sur une question qui, on peut le parier, le travaille : Certainement qu’elles n’existent pas, s’exclame-t-il.
Non, c’est votre avis ? continue Svidrigaïlov, et il le considéra longuement.
Eh bien, mais ne pourrait-on pas raisonner de la façon suivante ? Aidez-moi donc ! Les apparitions sont en quelque sorte des fragments d’autres mondes, leurs embryons. Un homme bien portant n’a naturellement aucune raison de les voir, car un homme sain est surtout un homme terrestre, c’est-à-dire matériel.(Remarquez que cette phrase reprend le cadre d’argumentation de l’homme du sous-sol.) Il doit donc vivre, pour rester dans l’ordre, la seule vie d’ici-bas. (En d’autre termes, selon Svidrigaïlov, toujours dans la filiation de l’homme du sous-sol, la vie de l’homme normal est insipide, puisque respectueuse des lois.) Mais, continueSvidrigaïlov, à peine vient-il à être malade et l’ordre normal, terrestre de son organisme commence à se détraquer, que la possibilité d’un autre monde commence à se manifester aussitôt à lui et, à mesure que s’aggrave la maladie, les rapports avec cet autre monde deviennent plus étroits … (page 19. Je souligne) [Ici se combinent, dans le discours de Svidrigaïlov, une vision romantique de la psychose et le plaidoyer pour la perversion – celle-ci censée de donner, par la transgression de tout ordre, l’accès à un monde énigmatique et transcendantal. Cet alliage du désir à la transgression de toute loi sans qu’aucune culpabilité ne vienne troubler la jouissance qu’elle produit, est la légende que colporte le pervers et qui fascine. Cette fascination a si peu épargné certains psychanalystes qu’ils ont reconnu dans le désir pervers le paradigme de tout désir. Une telle méprise est due à la méconnaissance ou à la banalisation de deux facteurs majeurs dans la perversion : la place de la haine, et, précisément de l’érotisation de la haine, et la fonction défensive de la perversion contre l’effondrement psychotique – que nous analysons maintenant. Pauvres pervers qui, à être pris au mot, se trouvent encore plus exclus de la communauté humaine.]
Revenons à Svidrigaïlov qui concluait en disant : à mesure que s’aggrave la maladie, les rapports avec cet autre monde deviennent plus étroits … jusqu’à ce que la mort l’y fasse entrer de plain-pied. Si vous croyez à une vie future, rien ne vous empêche de d’admettre ce raisonnement. (Toujours page 19. Je souligne). [Encore une fois admirons le génie clinique de Dostoïevski : il propose par Svidrigaïlov un continuum entre la perversion, la psychose et la mort. Etre dans la perversion ou dans la folie c’est avoir un rapport intime à la mort dans son versant morbide. Raskolnikov doit bien comprendre le sens de ce que lui dit son visiteur, puisque lui même est hanté par ce sens. Et il essaye de couper court.]
Je ne crois pas à la vie future, dit Raskolnikov. Svidrigaïlov semblait plongé dans une méditation. Et s’il n’y avait là que des araignées ou d’autres bêtes semblables, dit-il tout d’un coup. Raskolnikov pensa de Svidrigaïlov, certainement avec frayeur, Il est fou. Il faut, en effet, être fou pour donner de l’avenir une image où se conjuguent l’abandon et l’immondice. (Ibidem)
Et pour qu’il ne reste aucun doute sur sa représentation des choses, Svidrigaïalov convoquera le temps pour nier toute temporalité, pour réduire la temporalité au déchet. Impossible d’imaginer un temps à venir autrement que comme inhabité, sans mouvement, figé depuis toujours dans les vestiges de toutes les absences et tous les oublis. Svidrigaïalov : Nous nous représentons toujours l’éternité comme une idée impossible à comprendre, quelque chose d’immense. Mais pourquoi en serait-il nécessairement ainsi ? Et si, au lieu de tout cela, il n’y a, figurez-vous, qu’une petite chambre, comme qui dirait une de ces cabines de bain villageoises tout enfumées, avec des toiles d’araignées dans tous les coins : la voilà, l’éternité. Moi, vous savez, c’est ainsi que je l’imagine parfois.
Eh quoi ! Se peut-il que vous ne puissiez vous en faire une idée plus juste, plus consolante ? cria Raskolnikov avec un sentiment de malaise. (Remarquez qu’en plus du malaise il y a un trait de tendresse dans son interrogation. Oui Raskolnikov connaît actuellement les mêmes tourments que son visiteur.)
Svidrigaïlov, avec un sourire vague : Plus juste ? Eh ! qui sait ? Ce point de vue est peut être le plus vrai ; je m’arrangerais pour qu’il en fût ainsi si cela dépendait de moi. (pages 19 et 20. Je souligne)– On saisit qu’il est profondément déprimé et, ce qui se confirmera plus loin dans cet échange, qu’il a déjà choisi de se suicider.
Svidrigaïlov aborde alors la question du don qu’il compte faire à Dounia de dix mille roubles. Raskolnikov est abasourdi par la manière désinvolte et effrontée par laquelle la chose est traitée par le visiteur. Il le dira en faisant d’ailleurs un joli lapsus : au lieu d’effronté il dira naïf. Finesse clinique de Dostoïevski qui pointe ainsi l’irresponsabilité infantile de tout pervers, irresponsabilité qui fascine et attendrit souvent ses interlocuteurs. (page 21)
Puis, d’une façon aussi irresponsable, Svidrigaïlov dira comment son amour pour Dounia n’était qu’un feu de paille. La manière brutale avec laquelle ces vérités sont dites évoque, encore une fois, la fascination exercé par le pervers et l’idéalisation dont il peut être l’objet - exactement pour cette apparente liberté d’expression des choses les plus intimes, apparence qui n’est que la conséquence de son indifférence à tout, au profond ennui qui régit ses relations au monde. (page 21)
Il parle finalement de que nous savons, rétrospectivement, être le choix du suicide : Décidé à entreprendre … certain voyage, je voudrais régler préalablement différents affaires … Et comme Raskolnikov s’intéresse à ce voyage : Oh ! c’est une question très vaste … Si vous saviez pourtant quel problème vous venez de soulever ! ajouta-t-il, et il partit d’un rire haut et bref. (pages 22 et 25. Je souligne)
En sortant Svidrigaïlov croisa Rasoumikhine, sur le seuil. Raskolnikov, après avoir expliqué rapidement à son ami qui est son visiteur déclare : Je ne sais pourquoi je redoute si fort cet homme. Puis il demande à Rasoumikhine de confirmer la réalité de la présence de Svidrigaïlov dans son logement. Et, très vite, il dira sa hantise : d’être aussi fou que lui, d’avoir comme lui des hallucinations. Raskolnikov : C’est bien … car tu sais, moi … il me semble toujours que ce ne peut être qu’une illusion. (Entendons hallucination.) Puis : Il m’a semblé que j’ai peut-être perdu la raison, en effet, et n’ai vu qu’un spectre… Qui sait, je suis peut-être fou, et tous les événements de ces derniers jours n’ont peut-être eu lieu que dans mon imagination … (pages 27 et 28. Je souligne)
La deuxième rencontre entre les deux hommes vient après un bref entretien qu’ils ont eu lors du décès de Catherine Ivanovna, épouse de Marmeladov et belle-mère de Sonia. Lors de cet entretien Svidrigaïlov a laissé entendre des choses qui ont angoissé Raskolnikov. Ces choses sont la confession faite par Raskolnikov à Sonia de son meurtre, confession que Svidrigaïlov a entendu à travers la cloison qui sépare son logement de celui de la jeune femme.
Cette deuxième rencontre se fait dans des conditions très particulières pour les deux protagonistes. Raskolnikov vient de quitter Porphyre qui lui a annoncé que c’est lui l’assassin. La rencontre avec Svidrigaïlov revêt donc des caractéristiques essentielles à l’égard du choix qu’il doit faire : soit accepter la proposition de Porphyre, qui rejoint celle de Sonia, et aller se constituer prisonnier, soit opter pour le cynisme que la solution perverse semble promettre comme antidote à toute souffrance morale. C’est vrai que la réalité de cette promesse a bien reçu un coup lors de sa première rencontre avec Svidrigaïlov ; mais elle est toujours d’actualité – même s’il la redoute, comme il disait à son ami Rasoumikhine. Quant à la « solution » Porphyre-Sonia nous parlerons de son sens plus tard. En ce qui concerne Svidrigaïlov, cette deuxième rencontre précède de peu ses retrouvailles avec Dounia, la sœur de Raskolnikov, rendez-vous crucial, enjeu de vie ou de mort.
En route pour la rencontre, Raskolnikov reconnaît que cet homme avait sur lui un mystérieux pouvoir (…) attendait-il donc de lui quelque chose de nouveau, un conseil, un moyen de se tirer d’affaire ? Il l’associe à Porphyre, aussi à Sonia. Je cite : D’ailleurs Sonia lui faisait peur. Elle personnifiait pour lui l’arrêt irrévocable, la décision sans appel. Il devait choisir entre deux chemins : le sien et celui de Sonia. En ce moment surtout, (c’est-à-dire, après la dernière conversation avec Porphyre) il ne se sentait pas en état d’affronter son regard. Non, il valait mieux tenter sa chance auprès de Svidrigaïlov. Mais était-ce possible ? Il s’avouait, malgré lui, que ce dernier lui paraissait, depuis longtemps, indispensable. Cependant, que pouvait-il y avoir de commun entre eux ? Leur scélératesse même était d’essence toute différente. (page 268. Je souligne)
Voilà clairement posé les termes de son rapport à Svidrigaïlov. Quant à la « solution » Sonia, on constate qu’elle n’est pas moins terrible et c’est sur cet aspect que nous reviendrons plus tard avec Dostoïevski.
Les deux hommes se rencontrent dans un endroit sordide, décor fréquent chez Dostoïevski pour des échanges cruciaux entre ses protagonistes, comme le remarque Joseph Franck, son biographe. Svidrigaïlov semblait être dans un état d’excitation visible, quoique légère, car il n’avait bu qu’un demi-verre de vin. En fait, cette excitation est due à la perspective de retrouver Dounia.
(Pour les citations se référer à Crime et Châtiment, Volume IIFOLIO, traduction de D. Ergaz, Paris, 1991)
demain: la sexualité devenue folie
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :