Clinique de Dostoïevski : Crime et châtiment (13/20)
la sexualité devenue folie
Raskolnikov et Svidrigaïlov se rencontrent dans donc un endroit sordide. Svidrigaïlov semblait être dans un état d’excitation visible, quoique légère, car il n’avait bu qu’un demi-verre de vin. En fait, cette excitation est due à la perspective de retrouver Dounia, la sœur de Raskolnikov.
Svidrigaïlov donne le ton de l’entretien en parlant de comment il a observé souvent Raskolnikov dans la rue. Il décrit un fou. Insidieux : D’autres que moi peuvent vous remarquer, ce qui serait fort dangereux. Au fond, peu m’importe et je n’ai pas l’intention de vous guérir, mais vous me comprenez (page 274)
Les cartes sont vite mises sur la table, l’un et l’autre sont dans l’urgence, pressés par le temps. Dostoïevski, qui ne néglige aucun détail, n’oubliera pas de présenter la dimension inquiétante du double qui existe entre les deux personnages. Elle est donnée par cette capacité d’identification absolue à l’autre que chacun possède et qui leur permet l’accès direct au désir inconscient de son interlocuteur.Ce procédé est récurrent dans l’œuvre et il mobilise toujours un sentiment d’angoisse insupportable. Entendons Svidrigaïlov : J’avoue que votre question (du pourquoi il le suit) me paraît si complexe qu’il m’est difficile d’y répondre. Tenez, par exemple, maintenant, ce n’est pas seulement pour des affaires que vous êtes venu me trouver, mais dans l’espoir que je pourrais vous dire quelque chose de nouveau, n’est-ce pas. Avouez que c’est cela, insistait Svidrigaïlov avec un sourire malin. (page 276) Or, c’est dans ces mêmes termes que Raskolnikov a à pensé Svidrigaïlov en allant à sa rencontre. Et celui-ci ne manque pas d’indiquer comment il compte sur Raskolnikov pour apprendre sur lui du nouveau, d’ailleurs il l’invite à manger dans son assiette ! (Incroyable Dostoïevski)
Les similitudes entre Svidrigaïlov et l’homme du sous-sol sont nombreuses. Il arrivera même à dire, comme l’homme du sous-sol : A certains moments je regrette de n’être rien, rien … ni propriétaire, ni père de famille, ni uhlan, ni photographe, ni journaliste. C’est parfois ennuyeux de n’avoir aucun métier. (page 277)C’est aussi avec ces mots que l’homme du sous-sol aborde la question de l’identité. Mais, contrairement à l’homme du sous-sol, Svidrigaïlov ne craint pas la sexualité : La débauche ! Dites-moi, pourquoi me gênerais-je, je vous prie ? Pourquoi fuir les femmes quand j’en suis grand amateur ? Cela me fait une occupation au moins. (…) Cette débauche présente au moins un caractère de continuité fondé sur la nature, et qui ne dépend point du caprice – quelque chose qui brule dans le sang comme un charbon toujours incandescent qui ne s’éteint qu’avec l’âge, et encore difficilement, à grand renfort d’eau froide. Avouez que c’est en quelque sorte une occupation. (Notons, ici encore, que le cadre de l’argumentaire est le même utilisé, certes pour d’autres propos, par l’homme du sous-sol : la nature, l’ennui, le désir). Ah, je vous voir venir ! J’admets que c’est une maladie comme tout ce qui est exagéré et, dans le cas qui nous occupe, on passe toujours les limites permises. Mais sans cette occupation, on aurait qu’à se tirer une balle dans la tête. Raskolnikov est, de toute évidence, surpris par cette réflexion : Et vous seriez capable de vous tirer une balle dans la tête ? La question trouble profondément Svidrigaïlov qui dit avec un air dégoûté : Ah ! vous y voilà. Faites-moi plaisir de ne pas parler de ces choses, ajouta-t-il précipitamment, et en oubliant toute fanfaronnade. Son visage même avait changé. (pages 278 et 279. Je souligne)
Raskolnikov se lève. Il étouffait, se sentait mal à l’aise et regrettait d’être venu.Svidrigaïlov lui apparaissait comme le plus pauvre, le plus maigre scélérat qui fut au monde. (page 280, je souligne)Je ne pense pas qu’on puisse déjà dire qu’il commence le chemin qui l’amènera à la « solution » Sonia-Porphyre. Il se lève parce qu’il est gêné d’entendre parler de sexualité, prude qu’il est – comme une bonne partie des personnages masculins de Dostoïevski. La décision viendra après ce qu’il entendra maintenant, où il ne sera plus seulement question d’une théorie justificative de la perversion, mais de sa pratique.
Le deuxième temps de l’entretien se divise en deux parties. Celle où Svidrigaïlov parle de Dounia ; celle où d’une façon plus frontale il détaille ses pratiques perverses. Je reprendrai plus tard ce qui concerne précisément Dounia, lorsque je m’attarderai à la rencontre entre elle et Svidrigaïlov. De la première je retiendrai surtout ce que dira Svidrigaïlov sur les femmes – ce qui nous sera important quand nous parlerons des femmes chez Dostoïevski.
Svidrigaïlov commence par une réflexion concernant la jalousie féminine. Il évoque sa femme, Marfa Petrovna, pour qui sa franchise grossière était comme une garantie de sa fidélité : Elle pensa : Il ne veut donc pas me tromper, puisqu’il me fait cette déclaration (qu’il aura des aventures) d’avance, et c’est la chose la plus importante pour une femme jalouse. (page 282)
Seulement pour une femme jalouse ? Je pense que par l’intermédiaire de la jalousie, Dostoïevski nous invite à penser le désir féminin qui se conjugue, de mon point de vue, toujours dans l’intrication avec l’amour. C’est autour de cette question, que les grands personnages de femmes chez Dostoïevski ont été construits – avec un bémol, déjà mentionné par moi à plusieurs reprises, que la sexualité dans son œuvre est toujours clivée de l’amour. Et ce clivage aussi est pris en compte dans la construction des figures féminines.
Puis Svidrigaïlov passe à l’homosexualité féminine, et je pense à son importance dans le destin psychique, dans la constitution de la féminité chez une femme. Svidrigaïlov s’interroge : Comment Marfa Petrovna s’était-elle risquée à prendre comme gouvernante une femme aussi belle ? Je ne me l’explique que parce qu’elle était ardente et sensible et qu’elle tomba elle-même amoureuse, oui, littéralement amoureuse d’elle. (page 284) Si l’on se rappelle le scandale fait par Marfa Petrovna lorsqu’elle surprend Svidrigaïlov et Dounia, puis ses remords, son pèlerinage à toutes les familles du village pour « blanchir » l’honneur de Dounia, nous constatons que la pensée clinique de Dostoïevski est très proche de la conception freudienne de la paranoïa et de la jalousie. (En termes freudiens, la haine de la femme de Svidrigaïlov pour la sœur de Raskolnikov est la projection de son attachement homosexuel pour elle, attachement insupportable pour son Moi.)
Svidrigaïlov parle ensuite du danger de la pitié chez les femmes. Il observe : Quand la pitié s’empare du cœur d’une jeune fille, cela devient dangereux pour elle. Et il ajoute : Le désir la prend de sauver, de raisonner, de régénérer, d’offrir des buts plus nobles à l’activité d’un homme, une vie normale. On pense, bien sûr, à l’hystérie – masculine et féminine, d’ailleurs. Mais ce que la clinique nous apprend c’est que le premier homme qu’une femme choisit pour compagnon de vie est, très fréquemment, ou bien à la place de sa mère, ou bien c’est un homme qu’elle veut « sauver » de lui-même, à qui elle veut apporter la rédemption.
Lorsqu’il occupe la place de la mère, on retrouve la relation d’emprise où, par exemple, la femme est ravie d’avoir cet autre qui lui dit quoi penser et quoi désirer. Relation d’aliénation où elle se complait, s’étouffe et se fait petite et débile.
Avec l’homme à sauver, c’est le sacrifice qui prend le devant de la scène. L’abnégation est aux commandes, l’insatisfaction et la tristesse nourrissent une tension permanente qui flirte avec la paranoïa sous le manteau des défenses maniaques. Ses deux figures peuvent, bien sûr, se combiner et l’irruption de la haine n’est jamais très loin.
À propos de cette haine, c’est probablement la femme de l’alcoolique qui nous révèle le mieux la formation réactionnelle que cette « dévotion » recouvre. Je pense à la pensée définitive du regretté François Perrier sur la question de l’alcool, qu’il connaissait malheureusement très bien. Cette pensée il l’a communiquée dans une conférence prononcée sur l’alcoolisme au Séminaire de Piera Aulagnier à Sainte Anne, devant une immense assemblée. Il y avait chez lui, à ce moment là, à la fin de son existence, ce mélange pathétique de force et de désespoir qui font penser à Marmeladov, le père de Sonia. François Perrier : « Vous voulez savoir ce que c’est un alcoolique, n’est pas ? Je vais vous le dire d’une façon très ramassée : l’alcoolique est un enfant. Qui ne trouve que des femmes frigiiiiiiides. » L’homme qu’une femme se donne mission de sauver, ainsi que celui qu’elle installe à la place de sachant, sont également des enfants malheureux qu’elle berce, contrairement à la femme de l’alcoolique qui les torture. Mais le fonctionnement inconscient du psychisme ne connaît pas les contraires ; l’abnégation pour le salut de l’autre peut n’être qu’un déguisement de la torture qu’on lui inflige en permanence.
Le dernier point abordé par Svidrigaïlov sur la féminité concerne les effets de la flatterie sur une femme. Il dit : Un moyen d’asservir le cœur féminin qui ne trompe personne mais qui ne manque jamais son effet : je veux parler de la flatterie. Il n’est au monde rien de plus difficile que la franchise et de plus aisé que la flatterie. Si à la franchise se mêle la moindre fausse note, il se produit aussitôt une dissonance et c’est un scandale. Mais la flatterie peut n’être que mensonge et fausseté, elle n’en demeure pas moins agréable ; elle est accueillie avec plaisir, un plaisir vulgaire, si vous voulez, mais qui n’en est pas moins réel. Et si grossière soit-elle, cette flatterie nous paraît toujours receler une part de vérité.
Bien sûr, cette conception reprend celle du pervers Don Juan, dont Svidrigaïlov connaît certainement l’enseignement. N’empêche qu’elle désigne un point de complexité dans la constitution du désir féminin, celui de l’intégration de l’affirmation radicale de son désir (la fonction phallique) à l’étendue de l’amour propre. Cette intégration, toujours complexe, est sérieusement mise à mal chez une femme dont la mère a été défaillante comme contenant à l’égard des besoins psychiques de l’enfant, puis lors de la transmission des emblèmes de la féminité.
(Pour les citations se référer à Crime et Châtiment, Volume IIFOLIO, traduction de D. Ergaz, Paris, 1991)
demain: le désir et la flatterie
Historique : Le 2 décembre 2008, à l’hôpital d’Antony, Nicolas Sarkozy, Président de la République Française, désigne comme potentiellement criminelles, en tout cas potentiellement dangereuses, toutes les personnes qui présentent des signes peu ordinaires de souffrance psychique. Dans le droit fil de ce discours, au 1 août dernier une loi dite des « soins sans consentement » est entrée en vigueur.
En d’autres termes, le gouvernement érige le trauma en projet de société. Mettre l’angoisse, le désir et la pensée à l’index est une nécessité inséparable de son modèle économique: le citoyen doit être un individu sans subjectivité, sans sensibilité, simple reproducteur anonyme des conditions de fonctionnement d’un système d’échange où il n’y a plus d’échange, qui produit le vide de sens dont la machine a besoin pour se perpétuer - et la princesse de Clèves peut aller se faire foutre.
Lors de la première manifestation appelée par Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire pour répondre à l’insulte faite à notre humanité par celui qui a fonction de Président, les patients ont inventé un mot d’ordre vite repris par les manifestants : Nous sommes tous des schizophrènes dangereux. C’est en réfléchissant sur le sens de cette proposition que je me suis dit qu’il serait bienvenu d’évoquer les enseignements que nous donnent la folie et les fous. Et j’ai pensé que revisiter le grand clinicien de la folie que fut Dostoïevski pourrait être une contribution à la lutte citoyenne contre l’application de la loi des « soins sans consentement » , lutte inaugurée et soutenue par Le Collectif des 39.
Cette démarche rejoint par ailleurs notre souci à nouer, ensemble, la prise en compte de l’inconscient, une pratique politique et le sentiment du monde qui nous est donné par la littérature et l’art en général.
Mon point de départ pour ce « feuilleton » a été l’idée que chez Dostoïevski, la grandeur ou la misère des personnages fondamentaux de l’œuvre accompagne la découverte qu’ils font de l’inconscient. Que les personnages soient construits à partir du trauma de la rencontre avec l’inconscient, est certainement une des raisons principales de leur pérennité. En nous appuyant sur ces personnages nous démontrerons que leur enseignement sur le trauma, le fantasme, la perversion, la folie nous apprend la vie vivante. Mon travail se concentrera sur deux textes Les Notes du sous-sol et Crime et Châtiment.
Pour plus d’informations sur Le Collectif des 39 contre La Nuit Sécuritaire on peut consulter :