Récemment, au commissariat de police de Bengaluru, j’ai entendu un officier de police réprimander ma mère d’avoir élevé une rebelle qui refuse de se taire. Il avait toutes sortes de conseils à donner sur la manière dont les mères devraient éduquer leurs filles pour se conformer au système. Puis, il s’est concentré sur moi, et a commencé à me comparer à Vijay Mallya, milliardaire et baron de l’alcool de l’Inde, qui a fui le pays pour éviter de payer ses 9000 roupies de dettes. Intérieurement, j’étais fascinée qu’il puisse confondre une militante pour le climat avec un milliardaire. Il pensait que je demandais un passeport pour fuir le pays, moi aussi — sans voir qu’obtenir un passeport et quitter le pays sont deux choses très différentes.
Je n’ai jamais rêvé de quitter l’Inde, encore moins de fuir le pays. Peut-être simplement parce qu’il y avait plus de zéros dans le prix du billet d’avion que ce que ma famille était capable de produire en six mois de salaire. Et même si l’argent n’était pas un problème, j’ai toujours voulu rester dans mon pays. Sans doute est-ce l’obsession de l’Inde à préserver l’ordre inégalitaire des castes, à assurer un approvisionnement continu d’air toxique et à accuser les citoyens de sédition chaque fois que la vanité d’un ministre est heurtée sur Twitter, qui m’y a maintenue enracinée !
C’est cette dernière option qui m’a bloquée ici d’une façon que je n’aurais jamais pu imaginer. Dans le sillage de mon arrestation et de ma mise en liberté sous caution en février 2021, les conditions de cette mise en liberté spécifiaient que je n’étais pas autorisée à quitter le pays pendant la durée des procédures. Sortir de prison sous caution en Inde, cela signifie que vous n’êtes que partiellement libre. Vous devenez cette lettre écarlate qui n’échappe à l’intention de personne ; votre numéro « FIR » (First Information Report) vous suit dans tous les recoins de votre vie. C’est cette lettre écarlate qui m’a empêché d’aller à Glasgow, au Royaume-Uni, pour la Cop26.
Je devais assister à la COP26 en Écosse, au Royaume-Uni, cette année, parce que je devais faire un reportage pour Grist. Pour y assister, je devais franchir deux obstacles — l’un était d’obtenir un passeport, l’autre de demander une exception au tribunal qui était chargé de mon cas ; mon départ du pays serait à la discrétion du tribunal. Mais je n’ai même pas pu atteindre la deuxième étape.
La mise en liberté sous caution est accordée à une personne en vertu de la présomption d’innocence. Le tribunal prescrit au pays de fonctionner selon cette hypothèse, mais demander un passeport, c’était trop demander. On s’attendait à ce que je sois reconnaissante pour ma "liberté", pour avoir été autorisée à rester chez moi. Et c’est là ce que l’on attend d’ailleurs de toutes les personnes incarcérées - « soyez reconnaissants pour votre libération sous caution anticipée », « soyez reconnaissants de ne pas être enfermés pour vos crimes de pensée ». Mais de quoi devrait-on être reconnaissants ? Pourquoi notre idée de liberté se réduit-t-elle à ne pas être enfermés dans les murs physiques de la prison ? Le système carcéral indien a obligé ma liberté et la liberté des personnes incarcérées à être liés à l’État en tout temps. Physiquement, je suis dehors, mais je ne suis libre en rien.
C’est ce que m’a rappelé le simple fait de présenter une demande pour obtenir mon passeport malgré l’application régulière de la loi. Le ministère des Affaires extérieures de l’Inde a publié un avis selon lequel les citoyens contre lesquels des poursuites sont en instance devant un tribunal pénal ont droit à un passeport. Donc, j’ai fait une demande, j’ai divulgué les détails de mes procédures judiciaires en attente, j’ai suivi les règles. Mais j’ai fait l’objet de procédures judiciaires inutiles, j’ai été critiquée, injustement comparée aux barons de l’alcool par la police, et mon passeport a quand même été retenu.
60 jours (et même plus à l’heure où cette lettre est publiée), 2 audiences judiciaires, 2 visites de la police, 2 visites au bureau des passeports pour un passeport qui n’est pas encore arrivé. En Inde, il faut environ 60 jours pour faire pousser des tomates, 60 jours pour qu’un nouveau-né connecte les voix humaines à leurs visages respectifs, 60 jours pour que quelqu’un apprenne les rudiments du codage et 60 jours pour que le bureau des passeports trouve une piètre excuse pour avoir retenu mon passeport.
Par la libération sous caution, l’État daigne offrir un soulagement sur le papier, mais il écrase notre minuscule liberté à chaque étape. Être incarcéré en Inde, c’est se voir refuser des libertés civiles. Impossible dès lors d’obtenir un emploi, d’obtenir un document basique. Votre fidélité au pays sera toujours remise en question — et vous serez toujours puni. Les systèmes carcéraux — l’emprisonnement, les systèmes de police et de surveillance — sont des réponses néfastes et inefficaces à la criminalité, qui ne font qu’exacerber les souffrances qu’ils prétendent combattre.
Le système carcéral est également conçu pour punir les communautés marginalisées et économiquement exploitées. Mon séjour à la prison de Tihar m’a appris dav antage que tout ce que j’ai appris au cours de ma vie. Mes codétenus avaient tous une chose en commun. La plupart d’entre eux étaient exploités économiquement, musulmans, dalits, bahujans et adivasis. Plus important encore, la plupart d’entre eux étaient encore en attente de leur procès. Selon les données du NCRB de 2019, 69 prisonniers sur 100 en Inde ne sont pas encore jugés.
Parmi eux, 28 sortiront au bout de trois à six mois d’incarcération. 14 passeront entre un à trois ans derrière les barreaux, bien qu’ils n’aient pas encore été reconnus coupables. Bien que les musulmans ne représentent que 14,2 % de la population indienne, ils représentaient 16,6 % des condamnés, 18,7 % des procès mineurs et 35,8 % des détenus dans les prisons indiennes au 31 décembre 2019. Les dalits représentaient environ 21,7 % des détenus condamnés, 21 % des procès mineurs et 18,15 % des détenus dans les prisons indiennes. Mais ils représentent environ 16,6 % de la population. Enfin, les Autochtones représentaient 13,6 % des personnes emprisonnées dans les prisons indiennes, les tribus inscrites représentant 10,5 % des personnes en attente de procès et 5,68 % des personnes détenues. Leur population représente 8,6 % de la population indienne.
Selon une étude de l’avocat de Delhi Abhinav Sekhri, l’absence de lignes directrices claires indiquant quels types d’infractions devraient permettre une arrestation sans mandat ou nier la présomption de mise en liberté sous caution permet la pure et simple confiscation de la liberté. Même la caution sur la présomption d’innocence est une lecture symbolique avec une décharge paresseuse. La vérité, c’est que votre arrestation, et le numéro FIR qui y est associé, est une lettre écarlate stigmatisante qui vous suit partout.
Je voulais mon passeport pour assister à la COP26 ; c’était l’occasion de poursuivre les conversations autour de la crise climatique, et d’y faire un reportage précis sur la gravité de l’effondrement des écosystèmes et de la biodiversité. Les dirigeants mondiaux ont réduit la COP26 à un exercice de communication. Je voulais y être, je méritais d’y être. Le refus de mon passeport a mené au refus de ma présence physique à la COP26. La dénégation de mes libertés civiles n'est qu'une partie du problème plus vaste du système de justice pénale en Inde. Nous n’avons pas besoin de réformes du système — les réformes ne se réalisent pas concrètement dans la vraie réelle. Nous avons besoin de l’abolition de l’État carcéral.
Les causes sociales de la criminalité nécessitent des solutions sociales, en commençant par l’amélioration des conditions de vie de chacun. Nous avons besoin d’un accès équitable aux ressources de la Terre, à une éducation de qualité gratuite ; nous avons besoin de logements sûrs, de soins de santé accessibles et gratuits, d’efforts dans la conservation de la faune et des écosystèmes, et d’investissements dans l’auto-organisation des collectivités. Nous avons besoin de mieux, simplement parce que nous méritons mieux.
Disha A. Ravi, activiste pour la justice climatique, cofondatrice de Fridays for Future India

[Traduction Livia Garrigue]