L’écriture se fait parfois « poste restante », elle parait alors s’adresser à quelque absent, insituable, inappréhendable mais bien réel personnage, affirme Patrick Modiano. Dans les premières pages de son nouveau roman, c’est Noëlle Lefebvre disparue qui, sous la forme d’une simple boite aux lettres, semble au bureau de poste attendre un éclaircissement. Noëlle n’est qu’une carte PTT avec photo floutée et adresse parisienne dans un maigre dossier bleu ciel d’une agence. Le jeune Jean Eyben, employé à l’essai par Hutte un détective privé, est le narrateur enquêteur écrivain d'Encre sympathique. Il prêche le faux pour savoir le vrai, évoque la femme envolée auprès de ceux qui l’ont connue, feint de l’avoir fréquentée, imagine et surtout écrit. Un vague Georges Brainos a commandité la recherche ; un improbable comédien Gérard Mourade a été rencontré rue Vaugelas ; un incertain mari au chômage Pierre Béavioure a été évoqué ; un muet appartement, avec agenda sans parole derrière un tiroir de table de nuit, a été visité. Et rien. « Il y a des blancs dans une vie » comme ne cesse de le répéter le narrateur.
Patrick Modiano fait sentir l’invisible : peut-être autrefois une rencontre de Jean et de Noëlle ? Jean a un pressentiment : « Il (Hutte) avait peut-être deviné à quel point j’étais impliqué dans cette affaire et il aurait pu en quelques mots m’en révéler les moindres détails et m’éclairer sur moi-même ». Noëlle a l’âge de Jean et elle a fréquenté autrefois comme lui les alentours d’Annecy. Elle parait s’y être mariée avec un certain Sancho Lefebvre le propriétaire d’une remarquable décapotable. Noëlle et Jean ne sont pas identifiés dans le roman par leurs positions ou par les marques de la passion. Mais existe-t-il un récit qui puisse rendre dans son entière vérité une existence ? Jean le narrateur en doute et ne livre pas grand-chose de lui-même dans le texte : « Comment démêler le vrai du faux si l’on songe aux traces contradictoires qu’une personne laisse derrière elle ? Et sur soi-même, en sait-on plus long si j’en juge par mes propres mensonges et omissions, ou mes oublis involontaires ? » Au bord du Lac, les amis de Jean ne sont ainsi qu’initiales : Jacques B, Daniel V. Et ce qui caractérise Noëlle, ce ne sont de leur côté que la dissimulation et la fuite qui font disparaitre la trace et l’identité. Noëlle ne veut pas être assignée par la vie pourtant c’est la vie elle-même qui parait inexorablement l’effacer. Pour lire ce que cachent les blancs de cette existence, il faudra dans les derniers chapitres un révélateur, une incursion en Italie et un passage de l’écriture de la première à la troisième personne. Il y a là, pour une fois chez Patrick Modiano, un temps retrouvé.
Jean Eyben répertorie dans son carnet quelques faibles scintillements surgis de l’obscurité. L’impression avec « Encre sympathique » est d’être sans cesse au cœur du processus créatif. Les pages que nous parcourons, semblent être celles qu’à l’instant même Jean écrit. Nous lisons page soixante-trois du roman : « Aujourd’hui, j’entame la soixante-troisième page de ce livre » et page cent : « Cette recherche risque de donner l’impression que j’y ai consacré beaucoup de temps – déjà cent pages – mais ce n’est pas exact ». Le narrateur double de l’écrivain y fait jouer la durée, il la condense, la déplie, trouve des lignes de fuite et s’échappe par quelques-unes des brèches du temps. Il s’ouvre à nous également lorsqu’il s’agit de la construction de son livre et de la fuite des jours : « J’aimerais respecter l’ordre chronologique et noter les moments au cours de ses nombreuses années où Noëlle Lefebvre m’a de nouveau occupé l’esprit, en précisant chaque fois la date et l’heure. Mais impossible sur un si long espace de temps d’établir un tel calendrier : je crois qu’il est préférable de laisser courir ma plume. Oui, les souvenirs viennent au fil de la plume. Il ne faut pas les forcer, mais écrire en évitant le plus possible les ratures. Et dans le flot ininterrompu des mots et des phrases, quelques détails oubliés ou que vous avez enfouis, on ne sait pourquoi, au fond de votre mémoire remonteront peu à peu à la surface. »
L’écriture de Patrick Modiano sonde la part délaissée de la vie de Noëlle Lefebvre. Sa partie sombre apparait ici plus vaste que sa partie visible. Nous avons affaire dans ce livre à un discours énumératif d’épisodes du passé, de dates, de rencontres fugitives, de lieux. L’écriture, par l’enchainement peu marqué entre les phrases, semble signer une forme d’errance de la parole, une extrême légèreté de l’ordre des choses. On passe d’un état à un autre, d’un endroit à un autre, d’un moment à un autre, d’un être à un sentiment. La voix de Patrick Modiano sage, prudente et mesurée, sa langue claire et presque transparente, donnent l’impression de regarder à l’écart un monde difficilement assignable. Pour Patrick Modiano, l’écriture a quelque chose à voir avec l’obsession de faire trace. Elle se doit de sonder la part délaissée de notre vie. La mémoire qui emprunte des chemins incertains et bifurquants est en effet sans cesse menacée d’effacement. Pour l’écrivain, il semble qu’il y est un lien essentiel entre la résurgence du souvenir et une certaine permanence de la vie. Le narrateur dans « Encre sympathique » affirme : « Vous avez beau scruter à la loupe des détails de ce qu’a été une vie, il y demeurera des secrets et des lignes de fuite pour toujours. Et cela me semblait le contraire de la mort. » Il insiste : « Surtout ne pas s’interrompre, mais garder l’image d’un skieur qui glisse pour l’éternité sur une piste assez raide, comme le stylo sur la page blanche. Elles viendront après, les ratures. » Et il ajoute : « J’ai peur qu’une fois que vous avez toutes les réponses votre vie se referme sur vous comme un piège, dans le bruit que font les clés des cellules de prison. Ne serait-il pas préférable de laisser autour de soi des terrains vagues où l’on puisse s’échapper ? »