
Notre simple vécu, le plus souvent, ne permet pas de rendre compte de nos expériences les plus fortes, de leur impact sur notre être. Parfois, seuls la fiction et un ailleurs peuvent suggérer l'indicible. Aussi, empiler des histoires simples, des personnages inconnus permet de décrire ici une réalité infiniment complexe.
Le quotidien de glace et de roches de l’Islande, de l’ile battue par les vents furieux de l’Arctique, c’est l’océan honni et désiré. Les communautés pauvres et taiseuses y sont minuscules, et les destinées à la mesure de paysages sans arbre. Tous les êtres semblent liés par d’obscures relations, par de puissantes habitudes collectives et surtout par l’inextinguible passion de la littérature. Dans ces pages, les souvenirs de trois générations, fragmentés en courts chapitres, se mêlent. Les viols, les poèmes, les beuveries, les amours, les incompréhensions et les ruptures crient la mort au passage. « Le matin se lève sur le monde. Il se lève toujours quelque part, la lumière ne meurt jamais, mais certains restent dans les ténèbres, ils disparaissent, et plus rien ne rappelle leur souvenir quand la clarté du jour arrive, si ce n’est la douleur de leur absence» … et l’écriture.
La voix de ce splendide récit n’est pas celle d’Ari, le personnage principal du roman. Balotté dans le courant des péripéties anciennes et présentes, drossé par les vagues du souvenir, il ne fait qu’apparaitre et disparaitre au gré des chapitres. Si le narrateur, lui, appartient bien à la petite communauté de Keflavik, s’il travaille à la poissonnerie, s’il se retrouve au bar ou à la table familiale, il demeure cependant inconnu du lecteur – un compagnon, un membre de la famille d’Ari ? L’histoire complexe est ainsi merveilleusement composée et très lyriquement racontée.
Ari, rentre à Keflavik, une petite ville pauvre de pêcheurs et d’employés désormais interdits d’océan et de base étasunienne. Sur ces terres de l’extrême sud-ouest de l’Islande, enserrées par les flots et séquestrées par les glaciers, il retrouve de vieilles connaissances et se ressouvient. Adulte, il est le dernier maillon d’une longue chaine où se succèdent et s’engendrent – des légendaires grands parents à aujourd’hui – des générations vouées au poisson. Ari n’a pas su parler à ses proches en leur temps, il ne parviendra pas d’avantage à échanger avec son mourant de père au présent. Les destins inaccomplis, interrompus d’un grand nombre de personnages aux noms imprononçables sont la grande affaire de ce récit. «Tu ne sais donc pas que c’est un devoir de se servir des dons qu’on a reçus. Celui qui a une voix doit chanter. Celui qui a un cerveau conçu pour calculer doit résoudre des équations complexes. Celui qui comprend l’âme humaine doit devenir psychologue ou pasteur et consoler les autres. Personne ne t’a donc jamais dit que celui qui ne se sert pas de ses dons trahit la vie, qu’il se trahit lui-même et se condamne à mourir malheureux ? » Malheureux, Pordur ne sera pas grand poète et Jakob pas d’avantage pêcheur … L’empathie de l’auteur pour ses fourmillantes créatures est évidente, et aucune n’est laissée pour compte, toutes jouissent ici d’une égale dignité. Les existences, même les plus misérables, valent la peine d’être vécues. Et ce sont d’ailleurs les magnifiques personnages de femmes, mieux que les hommes trop souvent faibles dans leurs coquilles de muscles, qui sont à Keflavik le sel de la terre.