C'était il y a quelques années maintenant
En toute honnêteté, je ne me souviens plus de la date exacte
Je me rappelle que c'était au printemps, au milieu du mois de mai
Dans ce témoignage je vais vous parlez de mon passé
En revanche je vous le raconterai au présent
C'est un parti pris pour que vous puissiez m'accompagner dans mon écrit
Vivre avec moi, l'instant présent où j'ai perdu ce que personne ne veut perdre
Sa dignité
Il est 19 heures
Le ciel ensoleillé commence à devenir plus sombre
La nuit approche, je marche seul dans les rues de cette petite ville
Une ancienne ville industrielle ravagée par la globalisation
Pénurie d'emplois, délocalisation à l'étranger...
Des commerces qui fermement régulièrement...
Bref, la métropolisation fait son œuvre
J'observe les gens qui passent devant moi
J'essaie de démasquer leur visage
Qui sont-ils ? Que pensent-ils ?
En fait je m'occupe comme je peux
J'essaie tant bien que mal de maîtriser le temps
Du moins, je me donne l'illusion de pouvoir y arriver
Je sais au fond de moi que je délire
Mais c'est bien souvent ce qui nous reste d'humain dans ce type de situation
20 heures
Tous les commerces et institutions sont fermés
Les trottoirs sont désertés par la multitude d'êtres humains
Il ne reste dessus que quelques feuilles d'arbres égarées
L'anxiété laisse place à l'angoisse, qui bientôt deviendra de la peur
Pour la première fois de mon existence je vais vivre cette expérience
Nouvelle pour moi, la dernière je ne sais pas encore
Je me mets devant cette réalité qui m'attend et dont je ne maîtrise pas
Ce soir je dors dans la rue pour la première fois
Au fait, je n'ai que 18 ans...
21 heures
Je cherche un endroit où je peux dormir
A l'abri des regards et des mauvais comportements
Je m'arrête sur un stade de football entouré tout autour par des arbres
Peut-être une bonne cachette qui sait ?
Je commence à m'allonger sur l'herbe juste pour voir ''comment ça fait''
Quelle fraîcheur ! Whaaa, je me relève aussitôt
Non je ne peux pas !
Je ne peux être autant isolé au point de dormir dehors
Ce n'est pas pour moi cela, en même ça l'est pour qui ?
Alors moi, qui n'a jamais cru en Dieu
Je me vois pour la première fois regarder le ciel, espérer un signe de lui
Quelle sottise ! prêt à tout croire quand on a besoin de lui...
22 heures
La température se rafraîchit grandement
Seulement un petit gilet pour me réchauffer
Je commence à m'allonger sous les arbres de ce stade
Quand soudain ! J'entends des personnes qui crient dans tous les sens
Ils se mettent à courir dans je ne sais quelle direction
Pris de panique, je fuis ma position
Les cris résonnent dans la rue désertée, suivis de rire, de chahutages
Je crois qu'ils ne m'ont pas repéré, mais quelle peur j'ai eu
C'est trop dangereux, je ne peux pas dormir là où tout le monde peut me trouver
Alors je remarche dans cette petite ville, je marche, je marche, je marche...
Minuit
L'heure du crime comme on dit
Sauf qu'ici le crime, c'est moi qui le subi
Je connais bien le territoire et pourtant je ne sais pas où me cacher
Alors il me vient une idée, un endroit où personne ne pourra me voir
En plus il se peut qu'il fasse chaud ou du moins, une température ambiante
Mais enfin NON ! Jamais ! Jamais je n'irais la-bas
Un duel se joue alors dans mon esprit
D'un coté une personne qui veut dormir et se réchauffer
De l'autre une personne qui veut garder sa dignité
Finalement, c'est la première personne qui a remporté la victoire
Alors je marche vers ce lieu
Ce lieu qui sera ma demeure cette nuit
Là où personne ne me verra
Là où se perdra l'estime que j'ai de moi
Ça y est, j'y suis !
Heureusement car je suis crevé
Le seul bâtiment qui soit ouvert toute la nuit
Bienvenue dans les toilettes publiques de la ville
Je crois qu’il n'y a pas un lieu aussi sale et dégoûtant ici
J'ouvre la seule porte existante pour m'y réfugier
Ouf, le sol est propre, c'est tout ce qui compte maintenant
Pourtant je le nettoie, ce geste m'étais nécessaire
Comme si j'essayais de laver mon honneur avant la honte
Environ 2 mètres carrés, ça sent l'urine à plein nez
Quelle puanteur atroce, jamais je ne pourrais dormir
J'ai dans mon sac-à-dos deux bouteilles de rosé pamplemousse
Pourtant je ne suis pas un grand consommateur d’alcool
Alors je vide une bouteille entière dans les toilettes
La puanteur disparaît et laisse place à une odeur plus convenable
Espérons que ça dure toute la nuit...
2 heures du matin
Je suis allongé depuis une bonne heure et pas moyen de fermer l’œil
Je pense à tout ce que j'ai fait dans ma vie de bien
Ce que j'ai réussi ou non, enfin plutôt ce que j'ai réussi...
Alors pourquoi et comment je me suis retrouvé dans cet état
A devoir dormir dans des toilettes publiques de la ville
Avec comme seule compagnie de l'alcool
Toutes ces pensées sont fatigantes pourtant le sommeil ne vient pas
J'ai soif et l'odeur nauséabonde commence à revenir
Je bois un peu de rosé et je vide la deuxième bouteille dans la cuvette
Allez il faut dormir, ma dignité s'éteindra avec
6 heures
Je suis réveillé en sursaut
Un homme frappe à la porte
Il essaie de rentrer, il force sur la porte
Ça y est, on va découvrir que je suis là
C'est la pire humiliation de ma vie
La personne demande s'il y a quelque à l’intérieur
Chut....
Je ne dis rien, je fixe le mur, plein inhibition
Puis la personne repart, je crois qu'elle ne m'a pas repéré
Après tout des toilettes publiques fermées, ça arrive...
Mon regard est toujours fixé sur ce mur
Je sens que cela monte de plus en plus
Mes yeux se mouillent de honte
Voila, j'y suis
Je craque !
L'humiliation est trop grande
Je me dégoûte, ce que je suis me dégoûte
Mes larmes coulent sur mon visage
Je ne veux pas rester là, pourtant je le dois
Encore un peu, juste quelques heures
7 heures
J'ai soif mais je n'ai rien à boire
Ça fait maintenant une journée que je n'ai pas mangé
Je n'ai pas d'argent, même pas une pièce pour un croissant
Alors je marche en repensant à toute cette nuit
Ma dignité est perdue, ce que j'ai vécu me dégoûte
Je marche jusque 8 heures pour être devant cette grande porte qui va s'ouvrir
Dans cette institution ouverte en journée je serais avec d'autres ados
Je me fonderais dans la masse des anonymes
Et tout le monde n'y verra que du feu
Personne ne saura ce qu'était ma maison cette nuit
Enfin il est 8 heures, je souris, la porte s'ouvre enfin
Ce sont les portes de mon lycée qui sans le savoir
Abrite en journée un jeune qui la veille, n'avait pas de toit
Voici donc comment ma première nuit à la rue s'est déroulée
Aujourd'hui nombre de personnes vivent quotidiennement ce que j'ai vécu
Quand le changement sera-t-il à l'ordre du jour ?
Même une seule nuit à la rue nous laisse des marques à jamais
Témoignage recueilli le 20 septembre 2019