"Of such moments, she thought, the thing is made that endures." V. Woolf, To the Lighthouse.
Le cyclisme est un sport de rupture. Les moments du cyclisme sont inversement proportionnels au temps de course.
Le temps de course est élastique, il dure, il se dilate : une bosse cache une autre bosse, un virage dissimule le suivant, les lignes droites s'évaporent dans l'horizon.
Un temps qui passe comme la plus grande part de l'existence, bercée par l'hébétude ou l'ennui. La rupture est donc attendue. Désirée. Par le spectateur, bien sûr. Mais le cycliste la désire aussi, secrètement. Car l'instant -de grâce ou de disgrâce- se fait éternité.
Rupture de celui qui repousse la rupture, l'œil hagard fixé sur le pneu surchauffé qui le précède. Celui-là saute d'un coup comme l'alpiniste qui aurait laissé échapper la corde qui le relie à ses compagnons.
Rupture de celui qui heurte le bitume brûlant sans avoir compris pourquoi, se relève, s'ébroue, et repart, changé à jamais.
Rupture de celui qui prend la poudre d'escampette, porté par la grâce, mécanique parfaite.
Rupture de celui qui éclate en sanglots, une fois la ligne franchie.
Rupture de celui qui laisse éclater sa frustration en brisant sa machine et la mâchoire de son adversaire.
Incrédulité du champion qui ne maîtrise plus le récit et assiste, les mains sur les hanches, à sa rupture de grâce.
"Il est plus facile que l'on croit de se haïr. La grâce est de s'oublier." Georges Bernanos, Journal d'un curé de campagne.