Qu’est-ce que le Ventoux? Une montagne. Qu’est-ce qu’une montagne? Un obstacle naturel que le quidam contourne mais que le cycliste gravit en souffrant pour distraire le quidam. Et sinon?
Un condiment dont les organisateurs saupoudrent le tracé au gré de leur fantaisie. Mais encore? Un accident de parcours dans la vie des courses, qui, ces dernières années, ont pris la triste habitude de s’ordonner à l’issue des contre-la-montre, individuels ou par équipes. Ainis, samedi 25 juillet, la 20e étape du 96e Tour de France, qui se payait le luxe d’un final au faîte dudit Ventoux, à la veille de l’arrivée à Paris et au lendemain du chrono. du lac d’Annecy, n’aura rien bouleversé du tout. Alberto Contador reste maillot jaune, Andy Schleck, premier dauphin, Lance Armstrong, deuxième dauphin, na, nana, nanère, et Bradley Wiggins, premier déçu, c’est à dire quatrième.
Cela valait-il de s’être empilés par centaines de milliers sur l’autoroute du sud (A6a et b), dès le vendredi après-midi? Pour le savoir, répondons d’abord à cette question: à quoi servent les montagnes? Et bien, disons que c’est un mètre étalon qu’on utilise pour classer les maîtres champions par ordre de grandeur. Si le contre-la-montre désigne le vainqueur, la montagne, elle, fabrique le héros. Elle en est la condition et la raison d’être. Ne vous méprenez pas: je ne parle pas de performance ou de record, je parle juste de la beauté du geste. Peu importe le temps mis à grimper L’Alpe-d’Huez, le Ventoux, le Puy de Dôme ou la montée vers Pra-Loup. Statistiques de vieux garçon, valeurs de nouveaux riches, échantillons pour marchands d’érythropoïètine. Seul compte, le visage qu’on y aura montré. Et le courage.
Affronter la montagne, ce n’est pas batailler avec le temps. Affronter la montagne, c’est oublier le temps, se mesurer au vent, défier la solitude, braver le silence, dépasser son orgueil, n’être rien d'autre qu’une idée de soi, la plus digne. Un art martial qui n’en porterait pas le nom. René Vietto en larmes dans Puymorens; Fausto Coppi en héros de John Ford, perdu au milieu de la caillasse de la Casse Déserte comme Louison Bobet, plus tard, extatique; Raphaël Geminiani, caryatide hallucinée dans la descente du Galibier; Charly Gaul ange démoniaque, filant sous toutes les pluies de tous les cols; Jacques Anquetil et Raymond Poulidor siamois du Puy de Dôme; Luis Ocana gisant, martyrisé, dans le brouillard atroce du col de Mente; Bernard Thévenet hypnotisé dans la montée vers Pra-Loup, ignorant Eddy Merckx qui s’éteint; Marco Pantani illuminé sous l’orage des Deux-Alpes.
Ils avancent, perdus dans les lacets de la Grande Boucle, silhouettes fuligineuses sorties de la légende, prêtes à y retourner, se succédant. Ils ne se poursuivent même plus. Ils regardent loin et ne pensent pas au bonheur. Ils vont au-delà, sans vanité. Et vous voudriez parler de vitesse, compter le temps, expliquer, commenter peut-être? Ce serait dérisoire, sans aucun rapport. A l’arrivée, surtout, inutile de les féliciter, ils ne comprendraient pas. Alors, tentons juste de les consoler et ne cherchons pas à savoir de quoi. Un regard devra suffire. Les champions s’en vont là-haut pour quelque chose qui n’arrivera pas ou alors après ou bien jamais. Ils le savent et nous laissent dans notre ignorance, sur le bord de leur route, simples spectateurs. Les montagnes ne servent à rien, qu’à garder les secrets.