A l’époque des flux mondiaux, de l’échange généralisé et des mobilités permanentes, la figure du migrant se trouve curieusement parmi les plus dévalorisées à l’échelle du monde.
Le célèbre « Avant-propos à la Critique de l’économie politique » (1859) de Marx offre quelques clés pour comprendre pourquoi toute une partie de l’humanité est aujourd’hui repoussée, réprimée, décrétée indésirable et stigmatisée.

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Dans ce texte devenu l’un des rares piliers théoriques partagé des marxismes, Marx écrit: « Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté; ces rapports de production correspondent à un degré donné de développement de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s’élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors, et qui n’en sont que l’expression juridique. Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution sociale. Le changement dans les fondations économiques s’accompagne d’un bouleversement plus ou moins rapide dans tout cet énorme édifice. »
[Source: Karl Marx, « Avant-propos à la Critique de l’économie politique », 1859 dans Karl Marx, Philosophie, édition établie et annotée par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 1965, p. 488-489.]
Contexte
Marx écrit ce texte en 1859. Cela fait dix ans qu’il s’est établi à Londres après l’échec des révolutions de 1848. La crise financière de 1857 lui fait entrevoir la possibilité d’une nouvelle crise révolutionnaire en Europe. Il n’en sera rien mais l’Avant-propos de 1859 est l’aboutissement, comme Marx l’indique lui-même, d’un effort théorique de longue haleine pour penser le changement révolutionnaire dans l’histoire, remontant à ses Manuscrits parisiens (1844). En cherchant à construire un cadre théorique pour saisir les crises révolutionnaires, Marx a construit en même temps un modèle général du changement social dans l’histoire.
Frontières et capitalisme mortifères
Les scènes de violence, de souffrance et de mort aux frontières des pays développés se répètent inlassablement depuis des années. Les photos de presse qui documentent cette tragédie, telles que celles de Yannis Berhakis, abondent et comme le rappelle Berhakis : « En regardant mes photos et mes reportages, plus personne ne pourra dire : “Je ne savais pas”. »
Le discours dominant soutient qu’ « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde » : discours fataliste qui entérine et s’accommode du monde capitaliste tel qu’il est, avec ses maux, ses crises et ses injustices. Il n’y aurait donc pas d’alternative : vieux refrain de la résignation et du renoncement.
Or, ces scènes tragiques sur les frontières n’ont rien d’une fatalité nous dit Marx puisqu’il s’agit d’une question politique. Elles s’inscrivent dans un conflit entre ce que Marx appelle « les forces productives » et les « rapports de production existants ». Là où les dominants dépolitisent les drames qui se déroulent aux frontières par le fatalisme et la gestion policière « des flux », Marx rappelle dans ce texte qu’il s’agit en réalité d’une des formes de conflit entre les classes subalternes et le monde capitaliste.
Les êtres humains, donc les migrant·es, font partie des forces productives. Les procédures d’entrée sur un territoire, les murs, les barbelés, les caméras, les camps et la police aux frontières font partie des rapports de production. Par conséquent, lorsque Marx écrit qu'à « un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants », Trump et les extrêmes droites apparaissent comme les gardiens farouches des rapports de production capitalistes contre la société réelle et ses forces productives. Le fait est que ce monde capitaliste est devenu une « lourde entrave » aux développement des forces productives.
Le développement de ces dernières n’a rien de productiviste lorsqu’on y inclut la terre et la nature. C’est d’ailleurs l’un des enseignements de la critique marxienne de l’économie politique dans Le Capital (1867): le capital détruit les deux sources de toute richesse, la Terre et le travailleur.

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« Refuser la qualité humaine » (Cl. Lévi-Strauss)
La xénophobie généralisée qu’incarne Trump aujourd’hui tranche avec les moments historiques où la bourgeoisie a joué un rôle révolutionnaire.
Que dirait par exemple Diderot face à cette situation? Lui, qui écrivait dans L’Encyclopédie (1751-1759) que « L’homme vaut par le nombre; plus une société est nombreuse plus elle est puissante pendant la paix, plus elle est redoutable dans le temps de la guerre. Un souverain s’occupera donc sérieusement de la multiplication de ses sujets. Plus il aura de sujets, plus il aura de commerçants, d’ouvriers, de soldats. »
Deux siècles plus tard, Claude Lévi-Strauss écrivait dans Tristes tropiques (1955) ce passage, vraisemblablement adossé sur ses terrains ethnographiques et sur l’expérience de la Seconde Guerre mondiale : « Lorsque les hommes commencent à se sentir à l’étroit dans leurs espaces géographique, social et mental, une solution simple risque de les séduire: celle qui consiste à refuser la qualité humaine à une partie de l’espèce. »
Alors que les rouages du capitalisme et de l’Etat produisent chaque jour des « indésirables » toujours plus nombreux, par la misère, par la guerre, par le nationalisme, Marx et les mouvements sociaux à l’échelle du monde indiquent en pointillé la possibilité d'un monde fondé non pas sur la valeur d’échange, mais sur le bien commun.
« Alors commence une ère de révolution sociale ».