Comme cela a été souligné par plusieurs commentateurs, la réforme des retraites semble clore une séquence de contre-réformes libérales où les gouvernants n'avaient qu'à jouer la partition habituelle faite d'un mélange de libéralisme autoritaire, de fatalisme et de cynisme politique, pour finalement "faire passer" une réforme de plus dans la restauration de la domination de classe menée à l’œuvre depuis les années 1980. Cette fois, ça ne marche plus. Le sondage Ifop mentionné ci-dessus n'est qu'un exemple supplémentaire qui renforce ce qui a été démontré de manière éclatante par le mouvement social depuis le 5 décembre. L'idéologie néolibérale de la classe dominante est aujourd'hui majoritairement rejetée. Pourtant, c'est un fait qu'on aurait eu du mal à imaginer il y a vingt ans.
C'est l'un des mérites de Marx que d'avoir saisi le lien entre domination idéologique et domination socio-économique. Dans L'Idéologie allemande (1845), on peut lire le passage ci-dessous, dont la première phrase est sans doute l'une de ses citations les plus connues. Paradoxalement, le sondage Ifop semble le contredire. Marx écrit:
"A toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu'en général, elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d'autre que l'expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l'expression des rapports sociaux qui font justement d'une seule classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie. Les individus qui composent la classe dominante ont aussi, entre autres choses, une conscience et c'est pourquoi ils pensent. Il va de soi que, dans la mesure où ils dominent en tant que classe et déterminent une époque dans tout son champ, ils le font en tous domaines; donc, qu'ils dominent aussi, entre autres choses, comme penseurs, comme producteurs de pensées; bref, qu'ils règlent la production et la distribution des idées de leur temps, si bien que leurs idées sont les idées dominantes de l'époque. A un moment, par exemple, et dans un pays où la puissance royale, l'aristocratie et la bourgeoisie se disputent la suprématie et où, par conséquent, le pouvoir est partagé, la pensée dominante se manifeste dans la doctrine de la séparation des pouvoirs que l'on proclame alors "loi éternelle"."

Capital, État et idées
Ce texte a le mérite tout d'abord de souligner le lien très fort entre pouvoir idéologique et pouvoir économique: "La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle". Pour ne prendre qu'un exemple, parmi tant d'autres, en France, mais valable à l'étranger, combien de grandes fortunes, comme les Dassault, possèdent des quotidiens et des magazines qui leur assurent une influence politique et idéologique? Formulé il y a plus d'un siècle et demi, alors que le développement de la presse n'avait pas encore pris la forme d'une "industrie" comme les médias aujourd'hui, le texte de Marx anticipait sur le plan logique ce qui est aujourd'hui pleinement réalisé.
Cela explique aussi l'origine de la domination exercée par les intellectuels médiatiques à notre époque : "ils dominent aussi, entre autres choses, comme penseurs, comme producteurs de pensées". C'est leur lien organique avec les différents secteurs de la classe dominante qui leur assure de pouvoir régler "la production et la distribution des idées de leur temps". La Fondation Saint-Simon, dont l'un des fondateurs fut François Furet, en est une illustration, tout comme la multitude de think tanks, souvent néolibéraux et/ou conservateurs, en Amérique du Nord et en Europe du Nord.
C'est en raison de cette correspondance structurelle entre le pouvoir des idées, du capital et de l’État, se nouant entre les mains d'une classe dominante consciente de sa domination et de ses privilèges, que les idées en faveur des intérêts des plus riches et puissants continuent à bénéficier du soutien sinon de la majorité, au moins d'une partie importante de la population. C'est ainsi, par exemple, que l'on peut comprendre les raisons du soutien apporté à la réforme des retraites par 44% des sondé.e.s dans l'éventualité d'un référendum, d'après le sondage Ifop-l'Humanité (13 février).
De même, on peut s'interroger pourquoi, après deux mois de grèves, manifestations et actions sans relâche, les employés et ouvriers voteraient lors d'un éventuel référendum, selon le même sondage, à seulement 66% contre la réforme des retraites, et non dans leur immense majorité. Le soutien tacite, inconscient ou conscient et assumé d'une partie des classes subalternes à cette réforme dans laquelle elles ont tout à perdre, ne peut se comprendre que par le recours à la domination idéologique décrite par Marx: elle a un caractère structurel et elle est donc incorporée, ce qui pose la question différemment, en quittant le terrain de la conscience politique pour gagner celui de la culture politique au sens anthropologique.

La production des idées dominantes
La dernière partie de ce texte a enfin le mérite de montrer comment certaines idées deviennent dominantes, à l'issue des luttes sociales et politiques. Marx écrit en ce sens, au sujet de l'idée de la séparation des pouvoirs: "A un moment, par exemple, et dans un pays où la puissance royale, l'aristocratie et la bourgeoisie se disputent la suprématie et où, par conséquent, le pouvoir est partagé, la pensée dominante se manifeste dans la doctrine de la séparation des pouvoirs que l'on proclame alors "loi éternelle"."
Il est vraisemblable qu'il écrive ces lignes en ayant à l'esprit l'expérience politique des pays de l'Europe du Nord-Ouest entre la fin du XVIIIe et la première moitié du XIXe siècle: France, Grande-Bretagne, Belgique. La séparation des pouvoirs est transformée en doctrine, puis en principe constitutionnel, car cela correspond, dit Marx, aux rapports de force issus des luttes entre les différentes classes sociales. Puisque le pouvoir doit être partagé, alors la "pensée dominante" en traduit le principe, "que l'on proclame alors "loi éternelle"." Cette dernière expression permet une déconstruction critique et matérialiste des idées et principes naturalisés et officialisés en idéologie d’État. Un exemple actuel d'un tel principe serait peut-être celui du "dialogue social" et de "partenaires sociaux": formules euphémisées du conflit social qui en reconnaissent tout de même l'existence et posant l’État comme instance régulatrice.
Marx n'aura de cesse de recourir à cette déconstruction matérialiste des idées dominantes tout au long de sa vie militante et intellectuelle. Car reconnaître qu'à "toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes" n'est que le premier pas pour s'en émanciper et les combattre. Les luttes des classes sont donc indissociables du champ de bataille des idées.
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Texte tiré de Marx, "L'Idéologie allemande", 1845-1846 dans Philosophie, édition établie par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 1982, p. 338-339.