Sorti de son contexte (voir ci-dessous), cet énoncé pourrait aisément être replacé dans d’autres lieux et d’autres temps analogues. Il serait facile par exemple de le retrouver dans le contexte de la pandémie du Covid-19 en 2020-2021. Il serait tout aussi aisé de le retrouver parmi les contemporains de la Grande dépression des années 1930, ou encore lors des catastrophes nucléaires de Tchernobyl ou de Fukushima.
Ce qui « échappe » donc n’est pas seulement une « situation », c’est quelque chose de plus large. C’est vraisemblablement le cours de l’histoire. « Rien que ça ! » s’exclameront certains avec réserve; mais la répétition de ces situations qui échappent à tout contrôle des autorités officielles, c’est-à-dire à l’Etat moderne, est un signe qui nous révèle ainsi un fait politique important. Cette régularité d’une accélération du cours des choses qui échappe à la maîtrise de l’Etat souverain, dévoile et confirme que la crise est le mode opératoire de la modernité capitaliste (Michael Hardt et Toni Negri) et ce, même si cela menace à terme l’existence même de toute civilisation humaine.
Dans l’un des passages de L’idéologie allemande (1845-46), Marx et Engels décrivent la dialectique de leur théorie de l’histoire, dialectique qui fait écho à nos désastres contemporains où, justement, « la situation échappe complètement aux autorités ». Dans ce passage qui fera l’objet d’une réécriture quelque quinze ans plus tard par Marx dans son « Avant-propos » à la Critique de l’économie politique (1859), ils écrivent:
« A un certain stade de l’évolution des forces productives, on voit surgir des forces de production et des moyens de commerce qui, dans les conditions existantes, ne font que causer des désastres. Ce ne sont plus des forces de production, mais des forces de destruction (machinisme et argent). » [Source: Karl Marx, Philosophie, édition établie par Maximilien Rubel, Paris, Gallimard, 1982, p. 390.]
Puisque la crise est le mode opératoire de la modernité capitaliste et que les forces de production sont devenues des forces de destruction, cette « situation qui échappe complètement aux autorités » est pleine de possibles contradictoires, à l’image de la crise des années trente qui avait donné naissance au nazisme mais aussi aux fronts populaires.
Lorsque les classes dirigeantes sont dépassées et ne contrôlent plus les dynamiques des territoires qu’elles sont censées gouverner; lorsque des dynamiques immanentes de leur propre société deviennent si destructrices pour la société dans son ensemble qu’elles menacent son existence même; lorsque ces dynamiques mortifères du monde capitaliste asphyxient la vie tout en échappant au contrôle de l’Etat et le menacent à son tour; alors, objectivement, cette situation est potentiellement révolutionnaire.
Tout le problème politique qu'elle pose est donc celui de la construction d'un sujet collectif qui pourrait tirer sur le frein d’urgence de la locomotive du progrès hors de contrôle (W. Benjamin), puis piloter la transition vers un nouvel ordre social.
« La situation échappe complètement aux autorités ». Propos d’Antonis Thelopoulos, habitant d’Alexandroupoli, à propos des incendies menaçant sa ville au Nord de la Grèce, Le Monde, 24 août.