Samedi 11 décembre 2022 on apprenait par quelques médias qu’Annie Ernaux prix Nobel de littérature 2022 avait reçu son prix à Stockholm dans pratiquement l’indifférence en France. L’écrivaine française, connue pour des prises de positions qui contrariaient certains, « avait rendu hommage au géant des lettres Albert Camus, 65 ans après l’auteur de l’Etranger ».
En effet, Albert Camus journaliste de renom, écrivain reconnu avec nombre d’œuvres qui ont pour thème l’Algérie et homme de théâtre apprendra le 17 octobre 1957 qu’il a obtenu le prix Nobel de littérature.
Lors de son discours devant l’Académie de Suède, Albert Camus, un des plus jeunes lauréats de cette distinction de la littérature moderne, aura des mots très forts et il fera allusion au déchirement que connaissait son pays l’Algérie. Parlant de lui-même il dira : « De quel cœur…pouvait-il recevoir cet homme où…sa terre natale connaît un malheur incessant. ».
Et aussi ce cri qui marquera son discours : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde, la mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. ».
Au même moment l’Algérie était en train de se défaire et les énormes efforts d’Albert Camus ne parvenaient malheureusement pas à l’empêcher. C’est donc loin de l‘Algérie livrée à la démesure de la violence que l’orphelin de Belcourt avait reçu cette haute distinction, lui qui disait « j’ai appris la liberté dans la misère ».
La polémique : choisir la justice ou "sa mère" ?
A Stockholm le 14 décembre 1957 à l’issue de la cérémonie de remise du prix il tient une conférence de presse quand un jeune algérien le somme de prendre parti dans le conflit qui ensanglante l’Algérie.
Selon le journal Le Monde, dans sa réponse avant d’aborder le fond de la question, Albert Camus, excédé, commence par donner une leçon de politesse à l’étudiant sur sa manière de le questionner : « Je n’ai jamais parlé à un arabe ou l ‘un de vos militants comme vous venez de me parler publiquement. Je puis vous assurer cependant que vous avez des camarades en vie grâce à des actions que vous ne connaissez pas*… ».
Ovationné, Camus poursuit : « J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner aussi le terrorisme qui s’exerce aveuglément dans les rues d’Alger. En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère** ».
C’est cette dernière phrase plusieurs fois déformée en « Je défendrai ma mère avant la justice » ou « Entre ma mère et la justice je choisis ma mère » qui lui sera reproché. Elle fut la raison de la rupture avec Sartre et son milieu qui soutenaient tous inconditionnellement le FLN.
Pour Olivier Todd dans son livre « Albert Camus une vie » voici la phrase exprimée par le nouveau prix Nobel : « Si c’est là votre justice, alors que ma mère peut se trouver dans le tramway d’Alger où on jette des bombes alors je préfère ma mère à cette justice. ».
Indéniablement, ce n’était pas contre la justice elle-même. C’est ce qu’aurait compris tout algérien si les propos d’Albert Camus avaient été justement rapportés.
D’ailleurs, c’est ce que confirmera plus tard l’étudiant Saïd Kessal celui qui avait interpelé Camus et qui vivait toujours en Suède. Il s’était confié en 2008 à l’écrivain José Lenzini, un témoignage qu’on peut lire dans son livre « Les derniers jours de la vie d’Albert Camus ». Tout en regrettant de ne pas avoir rencontré Camus depuis cette affaire, l’ancien étudiant affirme : « En fait, les relations qui ont été faites de l’incident sont assez éloignées de la réalité. ». Kessal se rendra à Paris à la recherche de Camus et il rencontrera Jules Roy qui lui apprendra le décès tragique du prix Nobel. Quelques temps après il ira à Lourmarin fleurir la tombe de son compatriote algérien Albert Camus.
D’autre part, juste après cet accrochage verbal à la conférence de Stockholm, l’association des étudiants algériens de Suède écrira à Camus pour se démarquer de l’étudiant qui avait interpellé le prix Nobel. Elle précisera que cet algérien ne faisait pas partie de leur groupe et que son intervention était un acte isolé.
Quant au journaliste correspondant du journal Le Monde à Stockholm auteur de l’article du 14 décembre 1957, Dominique Birman, il n’a jamais confirmé ou prouvé la phrase polémique sur la justice qu’il avait attribuée à Camus et qu’aucun autre journaliste parmi les dizaines de présents ne l’avait reproduite. Birman avait dit au directeur du Monde qu’il avait un enregistrement mais que personne n’a pu écouter. L’ambassade de France la lui avait réclamée mais il refusa de la communiquer. Et ce même journaliste avait dit à Olivier Todd qui cherchait à vérifier qu’il ne possédait plus l’enregistrement. Étrangement, personne n’a pu vérifier l’exactitude de la phrase sur la justice qu’il avait publiée de manière erronée dans son article.
Dans tous les cas on ne peut ignorer que Camus fut un des premiers à réclamer la justice pour les algériens. Mais comment pouvait-il prendre parti devant les destructions inutiles, les cris de torture, les explosions des bombes dans les rues d’Alger tuant des femmes et des enfants et la violence aveugle de part et d’autre ? Non, Albert Camus s’en est indigné de toutes ses forces et il a toujours mis en évidence cette notion de justice.
Déjà en 1943 dans sa première « lettre à un ami allemand » il écrivait : « …je voudrais pouvoir aimer mon pays tout en aimant la justice … C’est en faisant vivre la justice que je veux le faire vivre ».
Concernant la critique de Camus elle est vraiment au cœur de ce qu’on reproche au prix Nobel de 1957 au sujet de son refus de soutenir les indépendantistes algériens et le FLN. Pourtant, le marasme que vit l’Algérie post indépendance donne raison à ce dernier qui l’avait annoncé sans être malheureusement entendu.
Un autre proche de Sartre, l’historien de la guerre d’Algérie Benjamin Stora, opérera un revirement en 1994 après la lecture du livre « Le premier homme » sorti cette année là.
D’ailleurs, dans son rapport de janvier 2021 commandé par le président Macron sur « la mémoire de la colonisation et la guerre d’Algérie», Stora commence au tout début de son écrit par une citation que l’enfant de Belcourt avait prononcée le 22 janvier 1956 à Alger lors de son « Appel pour une trêve civile en Algérie » :
«J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. Bien que j’aie connu et partagé les misères qui ne lui manquent pas, elle est restée pour moi la terre du bonheur, de l’énergie et de la création."
La vie algérienne d’Albert Camus, né en 1913 sur cette terre qu’il chérissait tant, le poussait à adopter une position du juste milieu dans l’intérêt du pays et de toutes ses composantes. Il rejetait les extrêmes des deux côtés.
Non, Camus n’était pas « Algérie Française » comme l’accusent ses détracteurs lui qui vivait un déchirement intérieur : « j’ai mal à l’Algérie».
Certes, il n’était pas pour un nationalisme exacerbé qui mènerait l’Algérie à l’abîme car pour lui « Il existe des alternatives pacifiques à la violence ».
Sa position était claire mais inaudible. Il l’avait encore exprimée lors de cette conférence à Stockholm en réponse au questionnement de l’étudiant algérien et toujours rapportée par le journal Le Monde dans l’article du 14 décembre 1957 :
« Je suis pour une Algérie juste où les deux populations doivent vivre en paix et dans l’égalité. J’ai dit et répété qu’il fallait faire justice au peuple algérien et lui accorder un régime pleinement démocratique jusqu’à que la haine de part et d’autre soit devenue telle qu’il n’apparaîtrait plus à un intellectuel d’intervenir, ses déclarations risquent d’aggraver la tension. ».
Son « Appel à la trêve civile » lancé le 22 janvier 1956 à Alger, perturbé par des colons ultras, et sa proposition d’une Fédération de l’Algérie à la France et à l’Europe n’aboutiront pas. Quel dommage pour les algériens et les pieds noirs car, ensemble, dans un pays indépendant lié à la France ils auraient fait de l’Algérie une « nouvelle Californie » et un exemple pour l’Afrique et pour le monde Arabe.
C’est cette solution d’apaisement et de coexistence entre les différentes composantes du pays qui sera choisie par Mandela à sa sortie de prison en Afrique du Sud.
Que n’avait-on pas écouté Albert Camus ?
*A. Camus connu pour être contre la peine de mort menait des actions pour l’amnistie et demandait la grâce de militants algériens. Il l’avait obtenue pour un certain nombre d’entre eux ce que l’étudiant algérien qui l’interrogeait en Suède ignorait probablement.
**Propos rapportés par le traducteur C. G. Bjurström témoin de l’échange : « Discours de Suède », Paris, Gallimard, coll. Folio, 1997