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Billet de blog 16 mars 2016

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Podemos et le signe [3/3]

Après plus de deux mois de blocage institutionnel, une première session parlementaire ordinaire a eu lieu ce mardi en Espagne. Absents, Pedro Sánchez, secrétaire général du PSOE, et Mariano Rajoy, l'actuel Premier ministre, n'ont pas pu assister aux premiers discours à la tribune parlementaire d'Irene Montero et d'Iñigo Errejón, 28 et 32 ans, tous deux porte-paroles et députés podémistes.

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Il reste 45 jours à l'Espagne pour former un gouvernement avant l'éventuelle dissolution de l'assemblée par le roi et les 69 députés podémistes entendent bien continuer de bousculer les équilibres. Afin de faire accepter l'alternative, d'aller au-delà des résignations, des fragmentations, et de relancer le concept de souveraineté populaire, les objectifs avoués du projet podémiste n'en finissent plus d'égrainer les consciences alors que le PSOE se montre encore et toujours incapable de répondre à l'horizon d'attente suscité par les indignés espagnols.

Depuis deux mois, le PSOE est réticent pour accueillir les propositions de Podemos, concernant par exemple le droit au logement, l'égalité salariale à compétences égales, ou la négociation de la dette avec Bruxelles. Même si un rapprochement semble s'opérer depuis cette semaine, -ce parti demeure incontournable pour former un gouvernement, à moins de ne laisser aux conservateurs les mains libres -, le PSOE a du mal à se raccorder aux logiciels de Podemos, qu'il juge radicaux, hors-normes.

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Irene Montero, Iñigo Errejón et Pablos Iglesias au Congrès espagnol © Marta Jara

Ils sont pourtant bien connectés aux aspirations de certains secteurs associatifs légitimés par les citoyens depuis qu'ils ont pleinement pris conscience de leur situation d'abandon par les classes dirigeantes. Ce mardi, la jeune porte-parole de Podemos, Irene Montero, est montée à la tribune du parlement pour proposer la création d'une commission destinée à traiter les thématiques liées aux droits des Enfants et des Adolescents sous le regard attentif de coordinateurs de l'action sociale et non gouvernementale présents aux balcons, de l'Unicef, de Save the children, de la plateforme espagnole d'organisation civique pour l'enfance, ou tout simplement du groupe de travail citoyen de Podemos dédié à l'enfance. 

En effet, lors de son premier discours à l'assemblée, Pablo Iglesias a bien rappelé son engagement auprès des collectifs citoyens, issus, par exemple, des mouvements de contestation comme ceux du 15-M, des mareas ou de la PAH, une plateforme défendant les droits des personnes menacées ou victimes d'expulsion (si on en ajoute environ 70 000 pour l'année 2015, pas moins de  700 000 familles ces huit dernières années, selon le nombre d'hypothèques enregistrées depuis 2008, sont dans une telle situation). Par conséquent, en restant ferme vis-à-vis de son ainé socialiste, Podemos tente de parler d'une seule voix et de tirer la couverture vers le social en cherchant la consolidation de l'État-Providence, avec des revendications claires et pour le moins pertinentes bien que portées par de jeunes militant.es (selon Amnesty International, l'Espagne est un des pays d'Europe avec le moins de logements sociaux, soit seulement 1,5% du parc immobilier, et c'est une thématique qui intéresse peu les pouvoirs publics et les citoyens). Néanmoins, les convergences restent pour l'instant introuvables, alors Podemos continue de se démarquer politiquement de son ainé et éventuel allié, en occupant le champ des gauches, plus ou moins déserté par le PSOE  (lors d'une émission politique télévisée, samedi dernier, Pedro Sánchez a jugé bon de situer le parti socialiste au "centre-gauche" de l'échiquer politique, afin de justifier la nature de l'accord législatif signé avec Ciudadanos).


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Les manifestants de la PAH au 14 juin 2011 © Alejandro García

Conscience vertueuse et réflexivité, la dynamique politique et désormais institutionnelle de Podemos est en train de déshabiller le régime espagnol hérité de la Transición de sa conventionnelle consensualité (période généralement arrêtée à 1978 par les historiens qui la font débuter à la mort de Francisco Franco, en 1975, bien que d'autres n'en voient la fin qu'actuellement, avec la disparition progressive des polarités politiques relatives au bipartisme parallèlement à la consolidation du monopole des oligopoles médiatiques). En revendiquant la nécessité de construire un récit collectif fondé sur l'expérience sociale, en ressassant la passion pour la chose publique face à la "crise de régime" que vit l'Espagne, telle que la désigne Pablo Iglesias depuis déjà quatre années, le parti tente de rompre avec les traditions hérités du conservatisme le plus précarisant pour les esprits, la langue et les imaginaires. María Teresa Rodríguez-Rubio Vázquez, députée podémiste au parlement andalou, avait eu ces mots lors de la création du parti : "Nous avons l'opportunité de proposer une société plus juste, inclusive et démocratique,  alors c'est à nous de nous responsabiliser à l'heure de créer Podemos. Ce parti doit être en tout différent des partis traditionnels. Il se doit de montrer l'exemple à chaque pas qu'il fait." C'est un peu de cette différenciation dont il s'agit dans cette série d'articles, lesquels cherchent à aborder l'importance de la régénération politique et sociale qui a lieu en Espagne autour de l'émergence de ce nourisson politique. Non seulement le mouvement politique a su très rapidement s'adapter aux réalités nationales, et ce jusqu'à prendre part à la représentation nationale au parlement (69 sièges) et au sénat (23 sièges) grâce à la mise en place d'une "locomotive" électorale (selon les mots de Juan Carlos Monedero, cofondateur du parti), mais il attire inéxorablement le regard des analystes et des amateurs de sciences politiques même les plus modestes, au point que certains se découvrent une vocation : celle de "podémologue"...

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Juan Carlos Monedero, politologue et cofondateur de Podemos en 2014. © Juan Carlos Velázquez

Les mesures effectives et symboliques prises au sein de cet outil créé par des universitaires essentiellement sont en effet novatrices et nombreuses pour qui veut s'attarder sur ce monstre politique, incomparable au reste des formations espagnoles, ou justement, tellement différent si on le compare à celles-ci. Pourtant, les images du parlementarisme de Podemos ne sont pas très éloignées de ce qu'on peut voir au parlement européen : des bébés, des tee-shirts, des sandales, des vélos, des dread locks, des baisers, des vestes pendues aux dossiers des chaises... Alors qu'est-ce qui change concrètement ? Prenons par exemple d'une part la considération du facteur identitaire, -c'est-à-dire la distanciation régionaliste qu'éprouvent les podémistes, qu'ils soient galiciens, basques, catalans, andalous, etc., et ce, même s'ils se revendiquent comme des patriotes-, et d'autre part la rémunération des élus, à commencer par les sénateurs. Tout d'abord, les sénateurs de Podemos sont réunis dans "un groupe plurinational" et veulent faire valoir l'idée d'une Espagne des nations basée sur la coopération confédérale, notion élémentaire du corpus idéologique du parti. Ensuite, ils ont demandé de ne pas percevoir l'enveloppe individuelle et mensuelle allouée à leur porte-parole pour couvrir ses déplacements, soit 3 419,87 € par tête, de quoi faire économiser les contribuables... Le porte-parole du "groupe plurinational" du parti au Sénat, Ramón Espinar Merino, -30 ans cette année-, a simplement dit aux médias qui l'ont interrogé à ce sujet que c'était "un bon début pour réformer le fonctionnement de la chambre haute". Il a également suggérer que la mesure s'applique à l'ensemble des sénateurs, une proposition peu commentée et demeurée sans réponse pour l'instant.

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La lettre remise au bureau du Sénat par Ramón Espinar Merino [08/02/2016]

À la chambre basse, les députés du parti n'ont pas non plus manqué de susciter l'inquiétude et les railleries de leurs pairs, étant donné qu'ils ont soumis au bureau du parlement leur refus de l'enveloppe alloué aux déplacements en taxi (une carte annuelle et individuelle qui mobilise 3 000 € par mois pour couvrir les frais de déplacement dans Madrid). Cette décision fait suite aux mesures prises par la direction centrale du parti (c'est en fait une assemblée citoyenne basée à Madrid), qui impose, entre autres, la limitation des revenus de ses élus en interdisant par exemple le cumul des fonctions ou en plafonnant tous les salaires. L'économie pour les contribuables s'élève tout de même dans ce cas à 2 484 000 d'euros par an. Rappelons qu'Ada Colau avait ouvert la voie en 2015, en faisant baisser son salaire de maire de Barcelone de 12.000 € à 2.200 €, soit 1/5 du montant intial... Elle a également réduit les salaires de ses élus, mais lorsqu'elle a proposé d'étendre la mesure aux élus des autres partis, tous ont refusé. Manuela Carmena, l'actuelle maire de Madrid soutenue par Podemos, a quant à elle choisi de reverser une partie de son salaire à des ONG. Selon le portail internet de son mouvement politique, Ahora Madrid, entre juin 2015, moment de son élection, et décembre 2015, la maire a déjà reversé 3.750 € au Sacré-Coeur de Jésus de la République Démocratique du Congo et 3.500 € à la ACOPE, une organisation dédiée au suivi des femmes incarcérées en Espagne. Elle a également renoncé à toutes les enveloppes destinées à la mobilité et à la restauration, soit 30.000 € par an. Par ailleurs, comme l'équipe municipale de Ahora Madrid doit reverser 30% de tous les salaires des élus dans le cadre de donations, -soit environ 15 000 € par an pour les mieux rémunérés-, 359.732 € ont déjà été répartis entre juin et décembre 2015 entre des plateformes comme Goteo, un site de financement participatif, Proactiva Open Arms, une ONG réunissant des secouristes oeuvrant actuellement en Grèce afin d'aider les migrants qui tentent de rejoindre l'Europe, et bien d'autres ONG, fondations ou partis politiques selon les désirs des élus, sachant qu'au minimum 20% de leurs donations doivent être impérativements destinés à des initiatives proposées sur le site de financement participatif Goteo. Il faut donc prévoir une somme d'environ 3.000.000 € destinée aux différentes donations sur 4 ans. Enfin, comme Ahora Madrid est né du financement participatif et citoyen, la mairie a prévu de reverser 160.000 € aux 965 personnes qui ont co-financé le parti


Podemos ressemble donc plus à un parti du XXIe siècle qu'à ceux du siècle précédent. Il s'en dégage pour l'instant une certaine cohérence. Outre l'horizontalité démocratique et la transversalité qui visent à inclure les secteurs associatifs dans les processus décisionnaires, les statuts du parti prévoient, entre autres, qu'un élu ne puisse pas occuper de fonctions politiques, locales ou nationales, plus de 8 ans, soit deux mandats dans le cas des parlementaires. Le code éthique du parti interdit aussi à ses membres tout contrat avec le secteur privé après avoir assumé des responsabilités politiques. On peut facilement comprendre que les intérêts d'autres élus, aux Chambres ou ailleurs, ne coincident pas avec les idéaux de ce nouveau protagoniste politique. Sans trop d'efforts non plus peut-on se douter du préjudice que cause cette façon de faire de la politique à ceux qui n'ont fait qu'intégrer des structures déjà existantes, s'agissant de mouvements politiques ou d'entreprises aux intérêts bien définis. Ainsi certains médias espagnols colportent-ils depuis un certain temps les soupçons qui pèsent sur les financiations de Podemos, qui seraient en partie issues de pays comme le Vénézuela ou l'Iran via des montages fiscaux plus ou moins élaborés, alors qu'une quinzaine de juges se sont déjà prononcés à ce sujet suite à différentes plaintes et que tous ont classé l'affaire sans suite faute d'indices suffisants. Par ailleurs, les réorganisations structurelles permanentes qui ont lieu au sein du parti, et qui sont sans doute à l'image d'une dynamique en perpétuelle mutation et qui s'est surtout construite dans la précipitation et le désir de gagner des élections plutôt que de péréniser la participation de secteurs particuliers, alimentent la presse en conjectures, comme récemment encore, lorsque certains médias se sont emparés de cas de démissions à répétition au sein du parti pour y voir une opposition entre différentes appréhensions idéologiques. La partition s'annonce donc compliquée à jouer pour Podemos, d'autant plus que les affronts ne viennent pas que des médias grand format, ils ont aussi bien entendu pour origines l'opposition sociale et politique, et sont parfois brutaux. Le dernier exemple en date est celui d'un conseiller municipal du PP de Palafolls, en Catalogne, qui a déclaré hier au sujet d'Ada Colau qu'elle était "décérébrée, remplie de haine, idiote, incorrigible et anticatholique" et qu'elle serait assignée à "laver le sol si la société espagnole était saine et sérieuse". Toutefois, dans un simple tweet, la maire de Barcelone a simplement répondu que "laver le sol et être maire n'étaient pas incompatibles, mais qu'être machiste et conseiller municipal devraient l'être".

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Ancienne dirigeante de la PAH, Ada Colau est aujourd'hui maire de Barcelone.

Ainsi, si une bataille semble bel et bien être menée dans le champ symbolique des codes et de la rémunération, une autre apparaît clairement dans le champ sémantique et terminologique. Depuis deux mois, différents grands médias de communication ont installé une cellule de leur rédaction au sein même des locaux du parlement, une configuration inédite jusqu'alors. Alors, Podemos tente d'en profiter, multiplie les conférences de presse comme les entretiens individuels. La journée du 8 mars était l'opportunité pour le parti de faire valoir ses revendications d'inclusion et d'égalité face aux médias. Joan Baldoví, le porte-parole de la faction valencienne du parti, Compromís, et Marta Sorlí, députée comme lui, ont présenté une résolution visant à en finir avec les discriminations liées au sexe grammatical des textes institutionnels, à commencer par le nom même du parlement, l'actuel Congreso de los diputados [congrès des députés]. Marta Sorlí a argué que tout comme il n'y avait pas de sénat des sénateurs ni de mairies des maires, le congrès se devait d'être inclusif. "Il est impératif que nous commencions à utiliser un langage inclusif ici même où émanent les textes de loi", a soutenu Rosana Pastor, autre députée podémiste. Les député.es de Podemos ont aussi proposé de rédiger un manuel d'usage et de style visant à corriger le phrasé des textes institutionnels, une manière d'aborder en douceur la reconfiguration de la constitution, sur un angle grammatical pour l'instant. 

Par ailleurs, toujours dans cette perspective langagière, les codes discursifs ont été bousculés sur internet également, où les principaux protagonistes de premier plan du mouvement se sont approprié l'espace pour faire valoir leur vision de la société. C'est sans doute Pablo Echenique, le secrétaire de Podemos en Aragon, qui a le plus fait parler de lui ces derniers temps, et qui, pour le coup, est parvenu à concentrer l'actualité sur son compte twitter duquel il a publié un photo-montage dont l'humour et la douce ironie n'ont pas manqué d'être commentés tout au long de la journée (voir ci-dessous). Attaqués sur le fond et sur la forme en réaction à son geste, Pablo Echenique a simplement expliqué que l'humour est très souvent politique. L'utilisation de Julio Iglesias sur une telle affiche offre en tout cas un peu de travail aux sémiologues qui, s'ils le veulent, peuvent eux aussi à présent se découvrir une vocation pour la "podémologie"... Quoiqu'il en soit, le domaine de l'image est d'ores et déjà le grand champ de différenciation et de revendication qu'entend utiliser le parti. D'ailleurs, dans son programme électoral figure une proposition de reconfiguration des outils médiatiques publics. Ainsi, la RTVE (la chaîne nationale) et ses différentes entités sont l'objet d'une hypothétique réforme, afin de leur assurer l'objectivité qui leur convient dans le traitement des informations et des émissions diffusées, d'intégrer la participation citoyenne aux décisions du groupe, et de répondre aux standards européens, notamment en matière de rentabilité. Podemos entend faire du langage et de l'image des outils pédagogiques et pas seulement des moyens rhétoriques destinés à s'opposer aux hégémonies politico-industrielles actuelles. Cela fait partie des axes réformateurs envisagés par l'actuel secrétaire général de Podemos pour la région madrilène, cofondateur du parti et professeur de philosophie à la Complutense, Luis Alegre, qui a souvent abordé le champ de l'éducation comme un impératif pour toute action sociale et politique d'envergure dans ses articles et ses livres. Au PSOE de s'y préparer, s'il souhaite former un gouvernement en phase avec cet état d'esprit novateur et pourtant profondément inspiré de luttes sociales jadis portées par ce parti en Espagne.

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L'humour de Pablo Echenique sur son compte Twitter pour la journée des droits des femmes.

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