Dominique Bry (avatar)

Dominique Bry

Journaliste à Mediapart

Billet publié dans

Édition

Je me souviens....

Suivi par 289 abonnés

Billet de blog 1 mars 2010

Dominique Bry (avatar)

Dominique Bry

Misanthrope sociable. Diacritik.com

Journaliste à Mediapart

Je me souviens d’Haïti

1985. Bruce Springsteen chante Born in the USA dans mon balladeur à cassettes. Casque autour du cou, je voudrais passer pour un vieil habitué des voyages intercontinentaux. Ma timidité d’adolescent et ma candeur me poussent à en faire trop. Je n’arrête pas de répéter à mes compagnons de voyage « je vous l’avais dit : c’est le plus beau pays du monde ». Comme si, du haut de mon adolescence, je les connaissais tous. Je monte dans l’avion, je rentre en France. Je me souviens d’Haïti.

Dominique Bry (avatar)

Dominique Bry

Misanthrope sociable. Diacritik.com

Journaliste à Mediapart

1985. Bruce Springsteen chante Born in the USA dans mon balladeur à cassettes. Casque autour du cou, je voudrais passer pour un vieil habitué des voyages intercontinentaux. Ma timidité d’adolescent et ma candeur me poussent à en faire trop. Je n’arrête pas de répéter à mes compagnons de voyage « je vous l’avais dit : c’est le plus beau pays du monde ». Comme si, du haut de mon adolescence, je les connaissais tous. Je monte dans l’avion, je rentre en France. Je me souviens d’Haïti.

J’avais sept ans. Je ne savais pas encore que cette année-là, je vivrais une parenthèse qui me verrait ne pas aller en classe de la mi-février jusque peu après mon huitième anniversaire. Je prenais l’avion pour la première fois. Quittant pour ma province pour des capitales inconnues. Paris d’abord. Puis Roissy. Aéroport Charles de Gaulle. Plus tard, après un vol transatlantique, j’atterrirais à Port-au-Prince. Je me souviens que j’ai découvert une chaleur inconnue à mon arrivée sur la piste de l’aéroport. On descendait de l’avion sur une passerelle à ciel ouvert, foulant le béton directement après neuf heures de vol. Je me souviens que je ne comprenais pas l’agitation qui régnait dans cet aérogare, ni les gestes des douaniers suspicieux au-dessus de nos valises remplies de vêtements d’été. Je me souviens de la foule au dehors, et, alors que nous remontions vers les hauteurs de la ville, délaissant la baie, je me souviens d’un palais majestueux aux murs d’une blancheur presque trop parfaite.

Je goûte de toute mon innocence et avec une curiosité sans limite ce séjour dans un pays inconnu. Je vais habiter pendant trois semaines chez un parent qui s’est installé là au début des années 70. Il y tient un commerce. Son épouse, rencontrée à New York parce que fuyant la dictature, est Haïtienne. Il est Français. Je suis en famille. J’ai une chance inouïe. Je m’en rends compte alors que nous traversons le pays : Jacmel, Gonaïves, le belvédère, Les Cayes, la citadelle Laferrière, le palais Sans-Souci, Cap-Haïtien... Nous visitons, spectateurs privilégiés, accompagnés, guidés. Nous nous promenons au milieu des marchés, nous foulons le sable de plages désertes, nous resquillons pour aller nous rafraichir à la piscine de cet hôtel de luxe… il n’y a plus d’eau dans la maison. Nous côtoyons les clients américains de ce faux ranch californien en plein Port-au-Prince. Dans la baie de Jacmel, mer des Caraïbes, je nage dans une eau cristalline, je joue avec la transparence et les poissons tropicaux. Le soleil se rappelle à mon bon souvenir et à mon insouciance. Sur la jetée, je contemple des écorces d'oranges qui sèchent au soleil. Un parfum entêtant monte, lourd et amer. Le ciel s'assombrit au dessus des vagues noires. Dans la ville, les souvenirs d'un passé colonial sont là. Maisons à colonnes et volets de couleur sur des murs blancs immaculés. Les rues sont défoncées, ravinées. Souvenir pluvieux. Des gens marchent, sourire aux lèvres. Je me souviens que l’on me disait à quel point, ici, les gens étaient pauvres. Et je ne comprends pas ce sourire de tous ceux que je croise. Même si je crois entrevoir une certaine tristesse teinté d’espérance dans les regards. Une gravité. Une flamme.

C’est la période du carnaval. Nous décidons d’assister à la fête. La foule est compacte dans l’artère au centre de la ville. Des milliers de personnes dansent, maquillées, grimées, souriantes. Tout à coup, le vide se fait. Au milieu de l’avenue, entre deux groupes de danseurs, un homme. Uniforme bleu, lunettes de soleil et mitraillette à la hanche. Il marche seul. Il fait mine de pointer les spectateurs du canon de son arme. Je sens un recul instinctif qui s’opère, la peur qui parcourt les rangs des personnes massées autour de moi. Je serre la main de mon père un peu plus fort. Le militaire s’éloigne. On me dira après qu’il s’agissait d’un Tonton Macoute. Je me souviens du regard des gens autour de moi. J’ai vu les têtes se baisser. J’ai lu l’inquiétude dans les yeux des danseurs qui suivaient ce personnage étrange et anachronique dans la liesse autour.

Dans la nuit du 2 au 3 septembre 1985, je venais de passer cinq semaines en Haïti. Toujours privilégié, encore enfant, insouciant, avec de quoi remplir une vie de souvenirs heureux et un ou deux albums photos. Je venais de revivre intensément des choses déjà vécues, mesurant ma chance une fois encore. Je rentrais en France après avoir traversé le pays pour la seconde fois. Port-Salut, Jacmel toujours et qui avait toutefois perdu de son lustre, la citadelle toujours fière et fierté, les marchés, les rues, le sourire des enfants, les cigarettes achetées dans la rue pour une gourde, la vue sur la baie de Port-au-Prince, au loin l’île de la Gonâve. L’image d’un poste de garde à la frontière avec la République Dominicaine où nous avions dû rebrousser chemin m’est revenue en mémoire. Je ne sais plus pourquoi.

Dans la nuit, pendant le vol qui me ramène à Paris, les premiers soulèvements à Cap-Haïtien. Le renversement de la dictature de Jean-Claude Duvallier et son accueil par la France quelques mois plus tard... Je me souviens du regard de mes parents à l’aéroport. De l’inquiétude qui se lisait sur leur visage à travers la vitre. De mon sourire en les voyant.

Haïti ne m’a jamais quitté depuis. Pays sur lequel le sort, les éléments semblent s’acharner à intervalles réguliers. Et sur lesquels il ne semble y avoir aucune prise. Mais le sourire est toujours là. La gravité et l’espoir. Et la flamme aussi sûrement.

DB